Un goût d'éternité 5e partie : Elisabeth : 1944 mai (1).
Mai
Nuit du 3 au 4 Mai 1944.
Il avait plu toute la journée et l’air était encore frais. Dans le soir mouillé, mille senteurs humides s’exhalaient alors que, pourtant, le printemps se faisait tirer l’oreille. La pendulette de la salle de séjour avait égrené neuf heures mais personne n’y avait pris garde. Dans la maisonnette où vivait la famille Granier, on terminait de souper et les bruits des couverts et de la mastication se mêlaient à la conversation parfois interrompue ou en suspension.
La lumière tamisée offerte par un lustre ainsi que les braises rougeoyantes d’un feu de cheminée emplissaient la pièce d’ombres fantasmagoriques lui conférant une dimension fantastique bien loin de la réalité. Des trois personnes en train de dîner, on n’aurait su dire laquelle était la plus vulnérable. Le père, Michel, allant sur ses cinquante ans ? La jeune fille qui se laissait aller à des aspirations romantiques pour la première fois de sa vie ? Ou ce jeune homme qui, ici, dans la douceur de ce foyer, en oubliait tout ce qui avait constitué son sombre quotidien ces derniers mois ?
- Alors, colonel, comment trouvez-vous ces blancs de poulet cuisinés à la crème fraîche ? Demandait innocemment le brigadier.
- Absolument divin. J’ignorais que vous aviez des talents culinaires.
- Une vieille recette familiale transmise depuis des générations. Il s’agit de mon plat préféré. Chaque fois que j’en ai l’occasion, je le mijote avec amour.
- Oui, c’est tout à fait vrai. Lorsque papa se met aux fourneaux, pas question que je sois dans ses pattes, marmonna Elisabeth avec une fausse rancune.
- Tu serais capable de brûler la sauce, ma chère enfant.
- N’importe quoi, papounet ! Pas trop de problèmes avec les villageois ? S’enquit la jeune fille.
- Ah… essayeriez-vous de me faire parler, mademoiselle ? Jeta Franz avec un sourire amusé.
- Moi ? Mais non. Quelle idée idiote ! Cependant, je garde le souvenir de certaine arrestation…
- A vos yeux, injustifiée.
- Oui ! Lança avec force l’adolescente. Eprouvez-vous encore quelques soupçons me concernant ?
- Je ne puis répondre, mademoiselle. Il s’agit là d’une question de sécurité militaire… vous le comprenez, n’est-ce pas ?
Michel Granier réorienta alors la conversation dans un autre sens. Il le fit avec une certaine habileté.
- Mon cher colonel, si vous êtes ici, ce soir, c’est pour oublier tous vos soucis, ne serait-ce que durant quelques heures. Or, ma fille, ce lutin espiègle, ne rate jamais une occasion de vous asticoter.
- Papa ? Qu’oses-tu donc insinuer ? Il me semble tout à fait normal de m’inquiéter de savoir si je suis toujours suspecte.
- Chère mademoiselle Granier. Ayez un peu de bon sens. Si j’avais des doutes concernant votre loyauté, serais-je ici, à dîner paisiblement avec vous ?
- Je suis une idiote.
- Absolument pas… En fait, je trouve que vous faites preuve de naturel et de spontanéité.
- Tiens. Voici ce bon vieux Bobby qui s’amène, certainement l’estomac criant famine. Il se rappelle que c’est l’heure de manger, ironisa Michel. Alors, mon chien, on oublie sa mauvaise humeur de tantôt ?
Le cocker noir de la famille jappa pour toute réponse.
- Ainsi, tu as fini de bouder, mon toutou… et tu viens quémander ta part, souffla Elisabeth dans les oreilles du chien tout en le caressant affectueusement.
- Ouah. Ouah ! Fit le chien en tendant son museau en direction du plat principal. Les effluves délicieux du poulet chatouillaient sa truffe humide.
- Je ne t’ai pas oublié, mon bon gros toutou, la preuve ? Je t’ai gardé du blanc de poulet, murmura Elisabeth à l’adresse de son ami à poils. Cette assiette est pour toi. J’y ai ajouté un peu de riz.
Posant l’écuelle sur le carrelage, Elisabeth sourit lorsqu’elle vit Bobby se jeter sur le plat et en avaler tout le contenu en deux minutes chrono, ayant manifestement perdu son flegme habituel.
- Mais c’est qu’il avait faim, mon bon chien, mon Bobby… ah… on dirait bien que tu veux un supplément de nourriture, se mit à rire l’adolescente rousse.
- Ouah ! Opina le cocker.
- Ne lui donne rien de plus, grommela Michel, les sourcils froncés. Ce chien n’a que trop mangé. Il ne faut pas qu’il soit malade.
Cependant, l’animal tournait toujours autour de la table, mendiant du rab.
- Si je ne peux plus gâter mon chien, maintenant !
- Allez ! A la niche, vilain gourmand ! Ordonna le brigadier.
Tout en se levant, le quadragénaire tirait le chien par le cou, mais rien n’y faisait, bien au contraire. Bobby protestait énergiquement.
- C’est l’heure de ton dodo, Bobby, insistait Michel.
Peine perdue. L’animal se couchait à deux mètres de la table sur laquelle était dressé le repas et impossible de le faire bouger ne serait-ce que d’un centimètre. Un véritable poids mort.
- Non, mais ? Tu vas obéir, Bobby ! Plus têtu qu’une mule bretonne, cette bête ! Je n’ai aucune autorité sur lui… ni sur ma fille d’ailleurs.
Alors, Franz crut bon d’intervenir.
- Monsieur Granier, laissez-moi faire. J’ai l’habitude des animaux… autrefois, alors que j’étais adolescent, j’ai eu, moi aussi, un cocker, mais roux. Je l’avais nommé Gold. Lorsque je l’appelais, il venait immédiatement. Il m’obéissait d’un simple claquement de doigts. Ou de la langue.
Dès que le jeune homme commença son manège, Bobby dressa aussitôt ses oreilles. Poursuivant son appel, le cocker se leva lentement et s’en vint solliciter une caresse.
- Bonne bête, Bobby… Brave chien… tu vas aller te coucher… oui… Suis-moi jusqu’à ton panier.
Devant Michel et Elisabeth, stupéfaits, ils virent alors ce bon vieux Bobby être emmené par Franz jusqu’à son panier qui se trouvait dans la cuisine. Cette tâche accomplie, le jeune homme s’en revint.
- Voilà. Pas plus difficile que ça.
- Bon sang ! Comment avez-vous fait ? S’exclama Michel. Jamais il ne m’obéit aussi rapidement.
- Je ne sais pas… cependant, les chiens font toujours ce que je leur commande.
- Pourtant, rajouta le gendarme, il ne vous connaît pas aussi bien que nous.
- Je dirai qu’il m’a adopté…
- Ce n’est pas comme la première fois, lança Elisabeth qui se retenait de rire. Bobby voulait absolument goûter à vos mollets, colonel.
- C’est vrai. Ce cher Bobby était furieux… mais il avait dû sentir que j’avais un chat… Sonntag…
un bel animal… au poil noir et blanc… je me demande comment il fait maintenant… il passait la plupart de son temps assis sur mon lit, à dormir ou à ronronner. Je dois lui manquer… enfin… je suppose…
Avec une certaine gêne, Michel reprit son rôle d’hôte.
- Si nous achevions de dîner ?
- Volontiers, répondit Franz.
- Du fromage ? C’est du camembert.
- Pour vous faire plaisir, monsieur Granier.
Quelques instants de silence relatif où seuls les bruits de fourchettes et de mastication étaient perceptibles.
- Monsieur Granier, Il y a du louche dans ce repas, reprit le jeune lieutenant-colonel.
- Comment cela ? Demanda innocemment Michel.
- Je ne suis pas venu les mains vides, d’accord… mais le jambon en entrée, le poulet, la crème fraîche, ce fromage, ces fruits, ce vin, ne sont pas arrivés tout seuls sur cette table…
- Disons… que je m’arrange, commença le brigadier en hésitant.
- Dans ce cas, il faudra me dire comment vous faites et surtout, auprès de qui… de monsieur Gaspard Fontane, le fermier ?
- Euh…
Michel était prêt à devenir écrevisse. Enfin, il se lança dans une tentative d’explication.
- Ce n’est pas ce que vous croyez, colonel… pas du tout… chez moi, le vin n’a jamais manqué… j’ai une cave personnelle… ce n’est pas cette demi-bouteille qui va me la vider. Les fromages viennent effectivement de chez le maire Gaspard Fontane… ce poulet… aussi…
- Ah… pourquoi ?
- Gaspard me rend service de temps à autre et gratuitement. Il n’y a pas là de marché noir. Cela remonte avant la guerre… un prêté pour un rendu… disons que je l’ai fait élire…
- Mmm… admettons.
- Vous n’êtes pas convaincu, colonel ?
- Je préfère n’émettre aucun avis là-dessus.
- Je suis un bon Français, moi ! J’ai la photo du Maréchal sur ma table de chevet, je lis la presse gouvernementale et n’écoute pas les fadaises de la BBC… Bref, je ne suis pas gaulliste.
- Ne vous fâchez pas, monsieur Granier… je plaisantais, c’est tout. Pardonnez-moi…
- Mon père est comme moi, proféra Elisabeth avec le plus grand sérieux. Il n’aime pas être soupçonné à tort d’un crime qu’il n’a pas commis.
- J’ai dit de m’excuser… Je suis navré… es tut mir leid…
- Hum… entendu… pour calmer les esprits, je vous invite tous les deux à prendre une tasse de café, fit Elisabeth.
- Bonne idée, ma fille. Surtout, ne le rate pas… pas comme la dernière fois où tu l’avais fait trop chauffer. Il avait un atroce goût de brûlé.
- J’essaierai.
Tandis que l’adolescente préparait cette étrange mixture appelée pompeusement et à tort café, les deux hommes avaient repris leur discussion sur un terrain moins dangereux.
- Votre fille est une parfaite maîtresse de maison, je constate…
- Oh ! Vraiment ? Cela dépend des jours… Vous ne vivez pas avec elle vingt-quatre heures sur vingt-quatre… cependant, je dois reconnaître que, du point de vue jardinage et ménage, elle s’en sort plutôt bien… mais… son caractère… ah ! Pardon. Elle a du tempérament. Et pas qu’un peu…
- Elle ne se laisse pas faire ?
- Elle n’est pas soumise… mais je n’ai plus qu’elle au monde… alors, elle en profite pour me mener par le bout du nez.
- Euh… je ne devrais pas me mêler de votre vie privée… mais vous devriez faire preuve de davantage d’autorité, monsieur Granier…
- Que vous répondre, mon cher colonel ? Je n’ose pas…
- Je saisis… ce n’est pas là votre conception du rôle de la femme…
- Oui, vous m’avez compris…
- En fait… je suis bien prêt à penser de même… pourquoi ne pas la marier ?
- J’y songe, oui, et sérieusement. Toutefois, rien ne presse. Elisabeth n’a que dix-huit ans et je me refuse à ce qu’elle épouse le premier venu. Je veux qu’elle soit heureuse en ménage, comme je l’ai été.
- Oui, je sais qu’un mariage heureux repose en fait sur le respect mutuel et l’égalité entre les deux époux.
- Qui parle de me marier ? Jeta l’adolescente en apportant un plateau sur lequel reposait une cafetière pleine et deux tasses de porcelaine avec un sucrier qui contenait un ersatz de sucre sous forme de pastilles.
- Je répète : qui parle de me marier ? Et avec qui ?
- Elisabeth… fais un peu plus attention, s’écria Michel. Tu as failli tout renverser.
- Personne ne veut me répondre ?
- Euh… mademoiselle Granier, c’est moi qui ai suggéré cette sotte idée à votre père.
- Ah ? Pourquoi ?
- Afin de vous assagir.
- Bravo, colonel ! Vous vous mêlez toujours de ce qui ne vous regarde pas.
- J’ai cru bien faire, se défendit Franz.
- Incroyable !
- Je plaide coupable, reprit le jeune lieutenant-colonel et supplie le juge de ne point verser du café sur mon pantalon…
- Ce serait une bonne punition, après tout, souffla la jeune fille avec ironie. Mais… comme je suis magnanime ce soir… une pastille de sucre… ou deux ?
- Une voyons ! Depuis que je viens ici, vous devriez vous en souvenir, mademoiselle.
- J’aime bien faire répéter les gens.
- Hou là là ! Vous n’êtes pas commode ce soir, vraiment pas.
- Je voudrais vous voir à ma place… Aujourd’hui, je n’ai eu que des catastrophes… j’ai brûlé une chemise en repassant… parce que le fer était trop chaud… j’ai dû recommencer mon tricot… la poisse…
- Oh ! Seigneur ! Grommela Michel. En parlant de catastrophe… il est près de dix heures et mon service était à neuf heures trente. Je vais me faire passer un de ces savons par le capitaine… Vite ! je file…
- Si vous voulez que j’aille avec vous, monsieur Granier… Je vous excuserai en disant que c’est ma faute.
- Non, merci beaucoup… Je m’arrangerai, colonel. A demain matin, Elisabeth… quant à vous, colonel, à lundi…
- Je vais également me retirer… Il se fait tard…
- Finissez donc votre café. Rien ne presse pour vous, colonel. Bonsoir…
Après avoir claqué la porte, le brigadier courut jusqu’à la gendarmerie.
- Ah ! Pauvre papounet. Toujours aussi tête en l’air…
- Pardonnez-moi, mademoiselle Granier, mais je dois vous quitter…
- Parce que ce ne serait pas correct que vous restiez ici seul avec moi cinq secondes… ce n’est pas croyable… Nous sommes au XXème siècle, oui ou non ? Je vais finir par croire que vous sortez tout droit d’un livre de bonnes manières de la cour de Louis XV…
- Euh… de Louis XVIII ou de Charles X… Sous Louis XV… comment dire ? Les mœurs étaient assez libres…
- Vous plaisantez ?
- En ai-je l’air ? Mais si vous insistez…
- Oui, c’est ça… Rasseyez-vous… et, maintenant que nous ne sommes que tous les deux, abordons enfin des sujets sérieux.
- Lesquels ?
- Hum… pourquoi pas celui du mécanisme expliquant l’évolution entre le Pithécanthrope et l’Homme de Neandertal ? Ou, si vous préférez à quoi servent les rayons Gamma… non… j’ai mieux encore… pourquoi ne pas me dire avec des mots simples en quoi consiste le paradoxe du chat de Schrödi…
- Schrödinger ? Quelle étrange idée !
- Je suis certaine que vous en êtes tout à fait capable… mais bon… ou bien, posez-moi un problème quasi insoluble… avec tout un tas de fonctions logarithmiques… C’est comme cela que l’on dit, non ?
- Pitié, mademoiselle Elisabeth…
- Je voulais rire, monsieur von Hauerstadt. Non… racontez-moi plutôt comment c’était votre pays avant la guerre… récitez-moi une belle histoire, un conte de fées qui débuterait par il était une fois… Comme si vous étiez le grand frère et moi la petite sœur… vous quinze ans et moi sept. Je vous écouterais religieusement, avec admiration, tout en suçant mon pouce, les yeux rêvant à ces beaux princes charmants et m’imaginant ces bergères si jolies, frissonnant de peur à l’apparition de la vilaine et méchante fée Carabosse et puis, battant des mains à la mort de celle-ci, précipitée au fin fond d’un ravin.
- Oui, petite fille… il était une fois… dans un pays lointain…
- Non… plus de conviction dans l’intonation…
- D’accord… il était une fois, il y a fort longtemps, dans un pays lointain qui s’appelait Héligoland…
Les minutes se mirent alors à filer comme des comètes dans un ciel étoilé. Onze heures du soir s’affichaient à la pendulette de la salle de séjour.
Sur le divan qui faisait face à la cheminée où le feu se mourait, les deux jeunes gens étaient assis l’un contre l’autre. Elisabeth avait fini par s’assoupir, la tête appuyée contre l’épaule de son hôte. Franz, le regard perdu dans le lointain, rêvassait, savourant la douce quiétude de cette soirée tranquille. En s’endormant ainsi presque dans les bras du jeune homme, l’adolescente lui témoignait ainsi la confiance et l’amitié qu’elle ressentait pour lui.
En fait, les deux membres de la famille Granier se refusaient à voir ce qu’il pouvait y avoir de scabreux dans la présence du lieutenant-colonel de la Wehrmacht chez eux. Pour Michel, Franz n’était qu’un ami et non un ennemi portant l’uniforme allemand.
De son côté, le jeune comte avait fini par oublier sa nationalité officielle. En quête d’un foyer de substitution, de paix morale et d’affection, craignant la solitude, il avait perdu de vue les recommandations d’Amélie de Malicourt, cette mère tant aimée.
Malgré lui, peu à peu, Franz tombait amoureux d’Elisabeth. Lorsqu’il devait se rendre compte de ce qui était en train de lui arriver, il serait alors trop tard… la jeune fille occuperait dans son cœur tout ce qui y était resté d’intact, de noble, d’innocent. Oui, des deux jeunes gens, c’était bien lui le plus vulnérable… il avait tant soif d’amour.
Mais, de son côté, qu’en était-il d’Elisabeth ?
La jeune fille était persuadée qu’elle aimait toujours Marc Fontane mais en réalité, elle se sentait de plus en plus attirée par Franz von Hauerstadt… il était si charmant, si séduisant, il s’exprimait avec l’assurance tranquille fournie par sa bonne éducation… Il était si prévenant, si sincère lorsqu’il disait apprécier les heures qu’il passait auprès d’elle.
Elisabeth avait senti que son hôte ressentait pour elle quelque chose qui allait plus loin que l’amitié. Mais il restait si correct… dans son attitude, dans ses gestes, dans ses paroles…
Prenant très mal la situation dans laquelle elle se trouvait par l’insistance d’Antoine Fargeau, elle répétait sans cesse :
- Antoine m’a mise dans une situation dangereuse. J’ai une mère descendue par un aviateur allemand, un frère évaporé dans la nature après avoir été conduit à Paris et interrogé par la Gestapo… et voilà que j’éprouve de l’amitié… pour ce Franz, ce comte allemand… ce colonel ennemi… certes, j’ai une mission à accomplir… oui, je me dois à mon pays… à l’avenir si je dois en croire les déclarations mystérieuses et abracadabrantes d’Antoine… mais tout de même… C’est Marc que j’aime… c’est lui que je dois épouser…
Oui, sans doute… mais le destin était en train de basculer… Elisabeth était en train de se mentir, de mentir à Marc Fontane… de mentir à tout le monde sauf à Antoine Fargeau lorsqu’elle lui rendait compte… Franz était si fragile… instinctivement, Elisabeth sentait que le jeune homme portait un lourd secret, qu’il en souffrait… qu’il avait besoin de trouver quelqu’un avec qui il pourrait le partager… avec une personne de toute confiance à qui il dirait tout, une Française capable de le comprendre… Une mère, une sœur, une amie, une épouse de substitution… un sixième sens disait aussi à Elisabeth que Franz valait mieux, beaucoup mieux que Marc Fontane, cavaleur, coureur de jupons, que lui, ayant trouvé sa compagne pour la vie, il lui resterait fidèle… par-delà la morosité du quotidien, qu’en cas de coup dur, il saurait en assumer toutes les responsabilités. Fragile, tourmenté, amoureux, immature et pourtant si mûr… désespéré et exalté… un mélange des plus détonants en vérité.
Quant à Marc Fontane, que dire ? Oui, le médecin de Sainte-Marie-Les-Monts courait deux lièvres à la fois. Oui, il couchait avec Carole Lavigne, les écailles ne lui étant toujours pas tombées des yeux… mais il était aussi amoureux de la jeune Elisabeth Granier… pour son malheur… il savait qu’il devrait épouser l’adolescente un jour ou l’autre… il ne pourrait pas la mettre ainsi dans son lit… pas au risque de subir l’ire de Michel Granier et la désapprobation des siens.
Sans cette fichue guerre, sans l’intervention d’Antoine Fargeau, Elisabeth serait devenue la femme de Marc Fontane. Alors, elle aurait coulé une vie tranquille, sans reliefs dans ce village… se partageant entre le club de jardinage de Sainte-Marie-Les-Monts, et son autre groupe de couturières… elle aurait élevé les trois marmots que le médecin lui aurait faits entre deux amourettes. Bien sûr, elle n’aurait pas été dupe des mensonges, des petites trahisons de son infidèle époux… mais elle aurait su garder le silence pour ses enfants d’abord, pour préserver sa fierté ensuite… Elisabeth se serait coulée dans le moule de la petite bourgeoise de province sans se rebeller… elle se serait soumise…
Franz allait changer, bouleverser ce destin… contre vents et marées, envers et contre tout.
*****
Quelques minutes plus tard.
Le jeune officier avait lui aussi fini par sombrer dans le sommeil.
Soudain, un bruit étrange dans le silence qui s’était abattu dans la modeste villa. Six SS, en quête de bonne fortune, s’introduisaient par effraction dans la cuisine du petit pavillon. Ils avaient repéré les lieux quelques jours auparavant et savaient qu’il n’y résidait qu’un gendarme et sa fille. Ils connaissaient également l’emploi du temps de Michel Granier. Alors, pourquoi ne pas profiter de la solitude supposée de la demoiselle ?
Une voix plus autoritaire que les autres brisa le silence revenu. Elle appartenait à Ludwig Hans.
- Ruhe ! Il y a un chien ici. Il ne faut pas le réveiller. Habituellement, il dort dans la chambre de la fille. C’est au premier et l’escalier est à droite.
Effectivement, Bobby dormait à l’étage, au pied du lit de sa maîtresse. Elisabeth l’avait fait monter une heure auparavant.
Alors, le plus silencieusement possible, la soldatesque s’engagea dans l’escalier.
- Teufel ! Ernst, tu le fais exprès ou quoi ? Un peu de discrétion. On croirait un éléphant. La fille doit être surprise en plein sommeil…
Un SS hilare ne put s’empêcher de ricaner.
- Ach ! Herr Oberscharführer… Il n’y a que vous pour avoir de telles idées ! Nous allons nous amuser…
- Avec un morceau de choix…
Les six hommes étaient parvenus devant la porte de la chambre d’Elisabeth. Sans méfiance, l’ignoble Ludwig Hans lança :
- Je passe le premier. Grade oblige.
Avec mille précautions, le sous-officier ouvrit le battant, tenant fermement serré dans sa main droite son Luger.
Mais, vif comme l’éclair, le fidèle Bobby qui s’était tapi en silence dans un coin, intelligent animal, sauta à la gorge de l’intrus, tous crocs dehors. S’ensuivit un brouhaha des plus confus dans lequel les cris, les grondements et les aboiements se mêlaient.
- Sale bête ! Rugit le sergent SS. Vas-tu te taire ? Mais c’est qu’il essaie vraiment de m’égorger ce diable de chien ! Attends un peu !
Cependant, les autres compagnons de Ludwig Hans avaient réussi à dégager leur chef des crocs du cocker. Bobby grondait toujours sourdement bien qu’immobilisé. Mais le jeune dépravé n’était pas homme à laisser impayé un tel affront. Alors, pour se venger, il vida son chargeur sur le malheureux cocker. Blessé par plusieurs balles, son corps tressautant sous les impacts, il mourut en poussant un long gémissement d’agonie.
- La vache ! S’écria un SS. Pour sûr, il a réveillé la fille.
- Aber, sie ist nicht da ! Rétorqua Ludwig Hans, se rendant compte enfin de l’absence de la jeune fille.
Alors, actionnant l’interrupteur, il éclaira la pièce. Effectivement, il n’y avait personne d’étendu sur le lit.
- Ich verstehe nichts, poursuivit le sergent SS. Tantôt, le paternel est bien parti seul à la gendarmerie. Je m’en suis assuré.
Un des subordonnés de Ludwig Hans jeta :
- Eh bien, la putain a découché, voilà tout…
Mais un autre s’exclama aussitôt :
- Oberscharführer… quelqu’un monte l’escalier.
Tout ce remue-ménage avait réveillé le lieutenant-colonel von Hauerstadt. En bas, dans la salle de séjour, le jeune homme avait vite compris qu’il y avait quelque chose d’anormal en train de se produire à l’étage. Tandis qu’il secouait Elisabeth, des coups de feu avaient éclaté dans la chambre de la jeune fille et le long cri d’agonie de Bobby était venu concrétiser les pires craintes de Franz.
- Mon chien ! C’est Bobby, hurla l’adolescente… mon Dieu… Qui l’a descendu ?
- Je vais voir ce qui se passe.
- Je viens avec vous, Franz…
- Il n’en est pas question. Ils sont armés là-haut…
- J’ai peur…
Tout en armant son Mauser, le jeune homme grimpait promptement l’escalier quatre à quatre.
- Wer ist da ? Demanda un SS dans la semi-pénombre.
Aussitôt Franz répondit en allemand.
- Je suis le lieutenant-colonel von Hauerstadt, SS Marchendorff. Que veut dire tout ce tapage ? Que faites-vous ici ? Qui a fait feu ? Où est votre chef ?
Alors, la silhouette dégingandée de Ludwig Hans se profila sur le seuil de la chambre. Il tenait toujours serré dans sa main droite son Luger. Mais l’arme n’avait désormais plus qu’une balle engagée dans le canon.
- Da, Herr Oberstleutnant. C’est moi qui ai dû tirer sur ce sale cabot. Il voulait m’égorger.
- Ah ? Oberscharführer, pouvez-vous m’expliquer votre présence ainsi que celles de vos compagnons en ce lieu, à cette heure, alors que le maître de maison n’est pas là ?
- Colonel, sourit Ludwig Hans d’une manière qui en disait long, je fêtais ma permission… j’avais décidé de m’amuser un tantinet.
- Hum… avec mademoiselle Granier sans doute… que vous aviez repérée hier matin, lors d’une prétendue inspection.
- Oui, colonel… Quel mal y a-t-il à cela ?
Or, Elisabeth avait fini par suivre Franz et maintenant en haut de l’escalier, elle vit la scène abominable qui s’était déroulée quelques minutes auparavant. Devant la porte, gênant l’entrée de sa chambre, le cadavre de son chien. Comme prise d’une crise d’hystérie, l’adolescente laissa sa haine se manifester.
- Mon chien Bobby… mort… C’est pour me protéger qu’il est mort… ordures ! Monstres ! vous vouliez vous amuser sur mon dos… vous vouliez me violer… ah ! mais cela vient de vous, sergent… vous vous êtes dit dans ce qui vous tient lieu de crâne : cette petite française est bien mignonne… si je me la tapais en faisant aussi profiter mes amis de débauche ? Parce que vous portez l’uniforme SS, vous vous croyez tout permis… vous pensez appartenir à la race des seigneurs, des demi-dieux. En réalité, vous n’êtes qu’un tordu, un taré ! Votre bite vous sert de cerveau ! Salaud ! Je crache sur vous…
Hors d’elle, Elisabeth cracha effectivement aux pieds de Ludwig Hans. Fort pâle, Franz se tenait aux côtés de la jeune fille et tâchait de la retenir.
- Mademoiselle Granier… je vous en prie… vous ne vous rendez pas compte… Reprenez-vous… le sergent connaît assez de français pour avoir compris vos propos.
- La petite Française m’insulte, colonel… mais vous, vous la protégez… ce n’est pas votre grade qui va m’arrêter… Je vais la faire payer.
Ayant perdu son sang-froid, Ludwig Hans pointait le canon de son Luger en direction de la jeune fille.
- Sergent Ludwig Hans, ordonna le lieutenant-colonel d’une voix dure, je vous interdis de vous servir de votre pistolet.
- Pff ! Je me moque bien de votre ordre !
- Ah oui ? Si vous n’obtempérez pas immédiatement, je vous descends ici, telle une bête malfaisante.
Effectivement, à son tour, Franz dirigeait le canon de son Mauser en direction du SS dépravé. Il le visait à la tête. Jamais il n’avait raté sa cible. Et surtout, pas à une aussi faible distance.
- On va voir qui en a le plus dans le pantalon, gronda le sergent. Vous autres, emparez-vous de ce trouble-fête et immobilisez-le.
- Soldats ? Vous oseriez porter la main sur un officier ? Alors, à coup sûr, c’est le tribunal militaire et, ensuite, un verdict de mort.
Tout en jetant cela, Franz ne transpirait pas. Ses yeux ne vacillaient pas. Il avait connu des situations bien plus extrêmes. En cet instant, l’adrénaline dopait son cœur défaillant et il se sentait en pleine forme. Cependant, Ludwig Hans, plus blême que le lieutenant-colonel von Hauerstadt, rappelait à ses hommes à qui il devait obéissance.
- Je vous ai donné un ordre, Heinrich, Klaus, Ernst, Josef et Dieter. Alors, feu !
- Aber Herr Oberscharführer, das ist der Oberstleutnant von Hauerstadt… le héros de Stalingrad…
- Bande d’imbéciles ! Couilles molles ! Tirez ! Feuer !
Un silence de mort fut la seule réponse à cet ordre absurde. En retrait, Elisabeth frissonnait. Elle n’avait pas tout compris de la scène mais assez pour saisir que Franz venait de jouer sa vie pour la protéger de ce fou de Ludwig Hans dont la sinistre réputation dans la région n’était plus à faire.
- Ludwig Hans, vous avez perdu, proféra le lieutenant-colonel après quelques secondes. Vous êtes en état d’arrestation. Donnez-moi votre arme.
Obéissant à l’officier, les cinq SS entourèrent leur sergent, le regard baissé, peu fiers de ce qui venait de survenir.
- Hauerstadt, fumier ! Je me vengerai ! éructa Ludwig Hans, devenu aussi rouge qu’une écrevisse. Vous entendez ! Il faudra bien que vous rendiez des comptes vous aussi. Il faudra que vous expliquiez votre présence chez un gendarme français à près de minuit… connivence avec l’ennemi… trahison, espionnage… vous aussi, vous risquez le peloton… à moins que vous ne vouliez tirer un coup… sans tapage… crime de collusion, colonel…
- Ludwig Hans, décidément, vous vous croyez tout permis… allez. Marchez. Descendez les escaliers.
- Je dirai à qui de droit que vous entretenez des relations intimes avec une putain de Française ! Une suspecte qui, pour se dédouaner, se refaire une virginité, est prête à accueillir dans son giron n’importe quel gradé de la Wehrmacht. Avec vous, elle a trouvé le gogo idéal !
- Sergent, taisez-vous. Je vous accompagne à la Kommandantur.
Comprenant que von Hauerstadt allait la laisser seule, Elisabeth lui prit le bras et lui murmura :
- Franz… faites attention. Cet homme est totalement fou… vous prenez d’énormes risques pour moi… merci…
- De quoi ?
- Vous m’avez sauvé la vie…
- C’était tout naturel… mais je n’ai rien pu faire pour votre chien… allons, Elisabeth… soyez forte… malgré les événements, tâchez de dormir un peu cette nuit.
- Franz… je ne le pourrai pas… Je dois enterrer mon malheureux Bobby.
- Ayez du courage… J’essaierai de venir demain prendre de vos nouvelles. A bientôt…
Poussant rudement devant lui Ludwig Hans, le jeune lieutenant-colonel ramena son prisonnier à Caen.
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