Un goût d'éternité 6e partie : Otto : 1962-1963 (4)

 

 

Le pape Jean XXIII mourut le 3 juin 1963.

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 Dès le 21 juin, le conclave, réuni à Rome, élit un nouveau souverain pontife, le cardinal Montini. Il prit le nom de Paul VI

 Image illustrative de l’article Paul VI

 et promit de poursuivre l’œuvre de Vatican II. L’Eglise se réformait mais pas aussi profondément que ce qui était souhaité par certains. En janvier 1964, le successeur de Pierre se rendrait en Terre Sainte.

A quelques milliers de kilomètres de là, Sergueï Antonovitch Paldomirov assistait en témoin privilégié à la conférence russo-chinoise qui se tint du 6 au 20 juillet 1963. Cette conférence le renforça dans son analyse politique orientée de la situation. Désormais, l’URSS n’avait plus besoin de Nikita Khrouchtchev pour la gouverner. Seule une collégialité, autrement dit le Politburo, devait conduire la destinée de l’immense conglomérat composé de plusieurs nationalités qu’était sa patrie. En fait, l’Union soviétique connaissait de graves problèmes agricoles. Les récoltes de blé restaient toujours insuffisantes tandis que la culture du maïs n’avait pas eu l’effet escompté. Or, cette révolution agricole avait été encouragée par le Premier Secrétaire du Parti.

Tout naturellement, la politique de libéralisation de Khrouchtchev fut remise en cause par le Politburo qui avait déjà décidé du limogeage du chef de l’URSS et cela, d’autant plus que le pays ne semblait pas se remettre de l’affront subi à l’automne 1962. Qui avait reculé ? L’Union soviétique de par la faute du camarade Nikita !

Parallèlement, le Président des Etats-Unis se rendait à Berlin-Ouest. John F. Kennedy dénonçait le « mur de la honte ». Dans cette ville partagée, blessée, il y prononça un discours qui devait faire date dans l’histoire, un discours vivement applaudi par l’assistance. 

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Kennedy conclut ainsi :

« Ich bin ein Berliner ».

Otto ne manqua pas les actualités qui présentaient ce voyage du Président américain à Berlin. Lorsqu’il vit le reportage montrant la visite de Kennedy dans la ville, il ne put que s’inquiéter soudainement, une sueur froide lui coulant dans le dos.

« Ah ! Il va trop loin ! Il accumule les imprudences. Je suis persuadé que la CIA et les autres services secrets lui reprochent de ne pas avoir profité de son avantage lors de l’affaire des missiles de Cuba. A qui demander conseil ? Qui pourrait me rassurer ? Quant à la politique intérieure, ce n’est guère mieux. Il veut accorder l’égalité à tous les Noirs. Généreuse idée, mais il oublie les faucons républicains et les démocrates ambigus du Sud. Quel humaniste admirable ! Est-ce bien de la naïveté de sa part ou un calcul politique ? Je ne le connais pas réellement mais je sais que la majorité des financiers comme cet Athanocrassos, dépourvu de scrupules, s’élèvent contre notre Président qui souhaite une plus juste répartition de l’impôt. Beaucoup de journaux rappellent qu’il a également juré de mettre fin au monopole des trusts de l’acier. Sans oublier son intention de combattre la mafia. De sombres pressentiments m’envahissent. Quelque chose d’enfouie dans ma mémoire est en train de refaire surface. Cela remonte à plusieurs décennies… il n’y a aucun doute à avoir : Kennedy est en danger de mort. Ah ! Il me faut le rencontrer, lui parler seul à seul, sans témoin. Une catastrophe plane sur lui, sur l’Amérique tout entière. Comment faire ? Rédiger une lettre personnelle, demander audience en tant non pas que simple citoyen mais bel et bien en tant que directeur de ma compagnie d’avionneur… si je ne parviens à rien, je dirai à Dietrich de prendre ma relève au sein de la Flying Power’s et j’irai finir mes jours à Ravensburg, dans la propriété de mon enfance. Là-bas, je passerai mon temps à bricoler comme mon grand-père jadis, non pas à monter des maquettes de chars, mais à restaurer cet automate… et pourquoi pas ? A lire des ouvrages de philosophie. J’inviterai aussi Giacomo. Le malheureux se remet mal de la mort de son épouse ».

 

*****

 

Ce fut à l’automne 1963 que les Etats-Unis s’engagèrent davantage dans la guerre du Vietnam. Le désastre était en route mais qui le voyait en cette année-là ? En attendant, un capitaine de trente-quatre ans, un dénommé Grégory Williamson, s’embarqua pour Saigon au début de 1964. 

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Or, inexorable, le rouleau compresseur de cette piste temporelle accélérait et personne ne pouvait le stopper.

Ainsi, le Président John F. Kennedy était-il déjà en campagne pré-électorale. Il lui fallait s’assurer les voix des représentants de l’Etat du Texas. Les élections précédentes avaient été si serrées !

Une des escales de Kennedy devait être Dallas, en novembre 1963. 

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Toutefois, deux jours avant le départ du Président américain pour le sud du pays, Otto Möll était parvenu à avoir un entretien avec ce dernier. Le Germano-américain fut reçu dans le célèbre bureau ovale, insigne honneur, bureau récemment redécoré de neuf par Jackie.

Aux yeux de son interlocuteur, Otto apparut comme un homme vieilli prématurément, amaigri et quelque peu anxieux. Cela étonna John F. Il en demanda les raisons au sexagénaire.

- Ah ! Monsieur le Président ! Loin de moi l’idée que vous me preniez pour un halluciné. Cependant, j’ai le courage de vous dire que des personnages haut placés en veulent à votre vie. Oui, vous êtes en danger de mort. Ecoutez-moi, je vous en prie ! Ne me mettez pas à la porte. 

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- Hum… Les services secrets ne m’ont rien rapporté. Ils ne m’ont pas mis en garde récemment. Je sais qu’il est de tradition dans notre pays d’assassiner les présidents, mais tout de même !

- Je vous supplie de me croire. Je n’ai aucune preuve tangible de ce que j’avance. Mais… ce voyage au Texas que vous devez effectuer, ne pouvez-vous l’annuler ? Ou du moins le remettre ?

- Monsieur Möll, pourquoi ferais-je cela ? Que savez-vous précisément ? Qu’avez-vous surpris ? Appris malgré vous ?

- Rien de concret, monsieur le Président, hélas ! Toutefois, je suis un homme d’honneur. Je n’ai jamais menti. Tant pis, je vais vous confesser ce qui me ronge. Il y a fort longtemps, - vous n’étiez alors qu’un enfant et personne alors n’aurait pu dire qu’un jour vous accéderiez à la plus haute charge de l’Etat -, j’ai eu une prémonition, j’ai fait un rêve des plus étranges. Dallas… N’allez pas à Dallas. Surtout pas. Des tueurs vous y attendent. J’ai vu une voiture noire découverte, une grande limousine imposante, un soleil chaud, un ciel bleu dégagé, des roses rouges, une foule alignée sur une grande avenue, un monticule avec une pelouse, et j’ai entendu des coups de feu ! Ensuite, tout s’est enchaîné très vite. La panique… une femme brune affolée qui monte à l’arrière de la limousine, vêtue d’un tailleur rose framboise… voilà ce que j’ai vu, ce dont je me rappelle, monsieur le Président. Avec une netteté effrayante. C’était il y a déjà plus de quarante années, mais pour moi, c’était hier. Votre femme possède-t-elle dans sa garde-robe un tailleur de cette couleur, rose framboise ? 

 https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/8/8f/Kennedys_arrive_at_Dallas_11-22-63.JPG

Malgré lui, le Président crut bon de répondre.

- Je l’ignore. Si Jackie en a un, c’est tout récent. Pas plus de quelques jours. Peut-être, si je dois accorder foi à vos propos, en a-t-elle fait l’acquisition il y a peu, justement pour ce voyage ? Monsieur Möll, veuillez me pardonner mes paroles mais vous êtes trop surmené. Je vous répète que je n’ai rien à craindre. Des policiers me suivront dans d’autres voitures. J’ai des gardes du corps qui ont à cœur ma sécurité. Des agents suffisamment expérimentés, soyez-en certain. De plus, à Dallas, des centaines d’hommes canaliseront la foule. Personne ne pourra s’approcher de moi.

- Monsieur le Président… je vous en conjure ! Si vous obstinez à vouloir vous rendre à Dallas, vous mourrez. Refusez au moins la limousine découverte… et exigez une auto blindée.

- Monsieur Möll, beaucoup de gens m’ont déjà averti d’attentats hypothétiques… or, grâce à Dieu, je suis toujours en vie. Désolé de ne pas faire durer davantage cette entrevue, mais le temps m’est compté. Partez rassuré.

- Vous n’avez pas cru un traître mot de mon récit. Dans, ce cas, adieu, monsieur le Président. J’aurai tout tenté.

Avec plein de dignité, Otto se leva de son fauteuil et prit congé de John F. Kennedy. Ce dernier le raccompagna jusqu’à la porte du bureau ovale avec un sourire aimable sur son visage. Cependant, en son for intérieur, il était troublé.

« Quel fou est-ce là ? Ai-je bien fait de le recevoir ? »

Otto Möll avait décidé de se rendre lui aussi à Dallas.

 https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/a/ae/Moorman_photo_of_JFK_assassination.jpg

 Il se hâta de prendre le premier avion en partance pour le Texas et ce fut ainsi que le 22 novembre, l’avionneur se retrouva sur un talus herbeux, à un poste privilégié, afin d’assister au passage du cortège présidentiel. Soudain, une espèce de malaise le prit, un vertige, tandis que la nausée l’envahissait. Malgré lui, tout en vacillant, le sexagénaire ferma les yeux. Lorsqu’il les rouvrit, il n’était plus à l’extérieur, sur ledit talus, mais dans un bâtiment, un entrepôt apparemment. Caché par des cartons, il vit alors venir à lui un jeune homme marchant d’un pas agité. Ce jeune homme se nommait Lee Harvey Oswald, l’assassin présumé de John F. Kennedy. Vêtu avec négligence, l’inconnu – pour Otto -, emprunta l’ascenseur et disparut dans les étages. Le Germano-américain, comme paralysé, n’osait bouger, tout juste respirer. 

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Le temps s’écoula, frémit et, soudain, une rumeur venue du dehors, une clameur, frappa les oreilles du sexagénaire. L’attentat tant redouté avait eu lieu. On venait de tirer sur le Président des Etats-Unis ! Alors, le cœur battant à se rompre, Otto se précipita à l’extérieur du bâtiment. Ce fut pour se heurter au même jeune homme qu’il avait entrevu précédemment, un individu aux cheveux bruns qui, lui aussi, se hâtait de quitter l’entrepôt, au lieu de se rapprocher de l’endroit d’où provenait la rumeur sans cesse grandissante. 

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« Quelle étrange attitude, marmonna le Germano-américain. Il fuit tel un coupable. Serait-ce lui l’assassin ? ».

Enfin Otto parvint sur la route. Il put entendre différents témoins raconter à leur façon ce qui venait de se produire.

- Moi, je vous dis que les coups de feu provenaient de ce bâtiment en brique, faisait un homme de taille élevée, au corps massif, chaussé de lunettes, tout en désignant l’entrepôt de livres.

- Pauvre Jackie ! se lamentait un autre. Elle est montée à l’arrière de la voiture afin de récupérer je ne sais quoi. Son visage marquait la plus profonde terreur.

Une femme d’un âge moyen enchaîna :

- En tout cas, le Président avait l’air salement touché. Quel est le fumier qui a tiré ? Pas de pardon pour ce type-là !

Une autre, une jeune fille, qui se tenait à ses côtés, sans doute sa fille, vêtue d’une coquette robe fleurie, acquiesça.

- Quelle honte ! Quelle image cela va-t-il donner de nous, de notre ville ?

Un peu en retrait, comme sonné, des éclairs lumineux devant les yeux, Otto écoutait, marmonnant :

- Pourquoi ? Seigneur, pourquoi ?

L’avionneur venait de comprendre qu’il ne s’était pas soudainement retrouvé par hasard dans l’entrepôt. Le tour était signé Michaël. Manifestement, l’agent temporel s’était refusé à empêcher l’attentat, à changer le cours de l’Histoire alors qu’il en avait les moyens. Accablé, Otto retourna d’un pas pesant jusqu’à son hôtel. Il était livide. Dans sa chambre confortable, munie d’un poste de télévision, il écouta en continu les nouvelles. Ainsi, il apprit dans la soirée à la fois la mort du Président Kennedy et l’arrestation de son présumé assassin, un dénommé Lee Harvey Oswald, un parfait inconnu. Lorsqu’il vit le jeune homme menotté sur l’écran de la télé, il le reconnut aussitôt. Très attentif aux dernières péripéties de cette journée noire, le sexagénaire sut également que le vice-président, Johnson, s’était envolé pour Dallas.

Ce fut sans se restaurer qu’Otto se coucha, une nuit d’insomnie l’attendant. Ruminant des pensées moroses, il prit une décision lourde de conséquences pour les mois à venir. Tôt, le lendemain matin, mister Möll fit sa valise et repartit pour Detroit.

Les jours qui suivirent, l’avionneur régla ses affaires, prêt à s’expatrier, à regagner le pays de son enfance, le château de Ravensburg où il y avait coulé des jours heureux. Tout en roulant sur l’autoroute afin de se rendre à son bureau, il mit la radio et tomba sur une station qui donnait les dernières actualités. Un speaker annonçait qu’un certain Jack Ruby avait abattu Lee Harvey Oswald.

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 De stupeur, Otto fit une embardée et évita de justesse un accident. Emu, il jeta avec une ironie qui en disait long :

- Voilà comment on étouffe une affaire, comment on l’embrouille. Le coup vient d’en haut, de très haut même.

Pour de nombreux Américains, il était évident que personne, jamais, ne saurait la vérité. Le rapport Warren, remis au Président Lyndon Johnson, serait truffé d’erreurs, de contre-vérités et de mensonges. Ainsi, des témoins ayant déclaré qu’il y avait eu au moins deux tireurs lors de l’attentat, qu’ils avaient entendu des coups de feu provenant du côté opposé de l’entrepôt, allaient mourir dans des conditions douteuses les mois et les années qui suivirent. Quant à l’invraisemblable balle magique, nul officiel ne trouva à y redire !

Une fois installé à Ravensburg, Otto reçut deux lettres de Dietrich et d’Archibald. Ses fils ne comprenaient pas pourquoi leur père s’exilait ainsi. Dans sa missive, l’aîné écrivait :

- Père, que vous a-t-il pris ? Vous auriez dû rester à la tête de votre compagnie. Pourquoi ce départ soudain ? La nostalgie du pays natal était-elle donc si puissante qu’elle vous a poussé à regagner Ravensburg aussi vite ? Mes enfants pleurent votre départ. Stephen est inconsolable. Vous auriez pu, à tout le moins, attendre l’été prochain…

 

*****

 

10 décembre 1963.

Nikita Sinoïevsky envoyait depuis la station polaire antarctique Khabarovsk 38 – selon son nom de code – un message radio destiné au directeur des recherches spatiales de la Cité des Etoiles à quelques milliers de kilomètres de là, un message des plus décourageants. 

 Image illustrative de l'article Base antarctique Dumont-d'Urville

« Impossibilité construction translateur temporel viable. Recherches vaines. Pas d’aboutissement malgré les efforts de tous. Pièce maîtresse manquante non reconstituable. Dépenses d’énergie trop élevées. De même pour les dépenses financières. Suggère abandon des essais ».

Furieux, l’un des chefs des recherches scientifiques ultrasecrètes convoqua alors illico Pierre Duval dans son bureau. Pour les initiés, il avait le grade de général.

- Eliminez ce traître, ce capitaliste dégénéré de Sinoïevsky au plus vite ! Notre grande URSS n’a que faire de tels défaitistes !

Sergueï Antonovitch s’empressa d’approuver afin de montrer sa fidélité. Puis, il se rendit en catimini sur le continent antarctique afin de mettre au point la disparition dudit Nikita Sinoïevsky. Il fallait que cette mort parût naturelle.

18 décembre 1963.

Dans l’alcôve qui lui tenait lieu de chambre, Nikita prenait quelques heures de repos. La journée avait été longue et il avait hâte de trouver le sommeil. Le bâtiment dans lequel se trouvait sa carrée était un préfabriqué des plus ordinaires, fait de tôles d’acier peintes en blanc afin de se confondre avec la neige.

Une faible ampoule de 40 watts éclairait la chambre, donnant un aspect sinistre aux rares objets personnels du scientifique. Malgré toute sa volonté, Nikita entendait distinctement les tôles du bâtiment vibrer sous le blizzard qui s’était levé il y avait moins d’une heure. Dire que nous étions presque en été !

Ce préfabriqué devait être remplacé d’ici peu par des bâtiments en béton armé, du moins si les recherches se poursuivaient.

Dans l’étroite cellule, il faisait froid malgré le chauffage, dix degrés, pas davantage. Pour se réchauffer, Nikita buvait quelques gorgées de café, un café amélioré par de la vodka. Le liquide avait été versé dans une tasse en fer blanc.

Harassé, le scientifique, se mit bientôt à dodeliner de la tête et, peu à peu, s’endormit.

Combien de temps avait-il passé ? Voilà que, soudain, le chercheur se réveilla, comme s’il avait ressenti une décharge électrique.

 Ouvrant les yeux tant bien que mal, il posa son regard juste en face de lui, sur le mur métallique.

« Qui y a-t-il là ? bégaya-t-il. Je ne distingue pas bien. Ah ! Maudite lumière trop faible qui me joue des tours ! ».

Plissant les yeux afin de mieux voir, Nikita se redressa de dessus sa couchette et se leva. La terreur pure s’empara alors de lui. Instinctivement, il recula et heurta brutalement le lit. Devant, juste devant, se dressaient des géants de glace, des êtres livides, au visage monstrueux, au regard vide, mais c’était absolument impossible, n’est-ce pas ? Comment de telles créatures auraient-elles pu se tenir dans une pièce aussi étroite ? 

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Pourtant, d’un pas mécanique et saccadé, les hommes de glace marchaient non plus dans la carrée, mais dans le laboratoire où Nikita avait turbiné encore ce matin-même. Avec une régularité métronomique, ils s’en prirent à tout ce qui traînait, engins plus ou moins secrets, tensiomètre, contrôleur de niveau, chronomètre, appareils à rayons laser, etc. saccageant, déchiquetant, démolissant, toujours aussi impavides. 

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Malgré lui, comme plongé au sein d’un cauchemar, les membres lourds, Nikita avait suivi les vandales. Dans la salle, impuissant, il ne put que constater les dégâts irréversibles. Mais, les hommes de glace avaient disparu. S’étaient-ils donc évaporés ? A moins qu’ils n’eussent fondu ? 

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Les yeux exorbités, le scientifique regardait le laboratoire sens dessus-dessous. Des fils électriques sectionnés, des ordinateurs en train de flamber, le feu dévorant tout sur son passage. Nikita se mit à hoqueter car une forte odeur d’ozone se répandait dans la pièce.

Or, les flammes gagnaient la place où il se tenait, secoué par de violentes quintes de toux. Mais bon sang, pourquoi le chercheur ne s’enfuyait-il pas ? Transformé en statue, il était comme cloué au sol. Néanmoins, alors que sa vision se troublait, il parvint à jeter un coup d’œil à sa montre de poignet. Les aiguilles verdâtres trottinaient, mais à l’envers ! pris de vertige, Nikita murmura dans un souffle :

- Le temps… coule à l’envers. Le translateur… fonctionne…

Dans un réflexe absurde, le Russe voulut remettre les aiguilles à l’heure ; pour cela, il ôta son bracelet-montre et tripota le remontoir. Dans son cerveau embrumé, seul ce geste comptait désormais. Pour lui, le feu ne comptait pas, n’avait plus aucune espèce d’importance.

Alors…

Une explosion sauvage, fulgurante… Nikita fut déchiqueté par le souffle de la micro-bombe anachronique substituée par Sergueï Antonovitch à la montre ordinaire du chercheur. Le mortel engin, plus que perfectionné, était originaire des années 2 500 environ.

Nikita était mort. L’agent du Commandeur Suprême avait ainsi obéi à la fois à ses supérieurs soviétiques et à l’Intelligence Artificielle de l’an 40 120.

L’explosion si puissante détruisit également tous les bâtiments de la base Khabarovsk 38. Il n’y eut aucun survivant.

Sergueï Antonovitch croyait pouvoir se réjouir de son acte. Il était persuadé que les Russes allaient le laisser tranquillement savourer une retraite plus que méritée à ses yeux. C’était sans compter et avec le changement d’orientation politique intervenu à la tête de l’URSS et avec les machinations du Commandeur Suprême qui n’était pas à un sacrifice près.

Officiellement, Nikita Khrouchtchev fut renversé le 15 octobre 1964. Une troïka allait désormais diriger la destinée de l’URSS. Leonid Brejnev émergerait de celle-ci. 

Illustration. 

 

 

*****

 

Le 3 novembre 1964, Lyndon Johnson était élu Président des Etats-Unis.

 Illustration.

 Le même jour, à Tachkent, alors qu’il prenait son petit-déjeuner, un petit déjeuner assez frugal composé avant tout de thé noir et de pain avec de la margarine, Sergueï Antonovitch Paldomirov était arrêté.

C’était le petit matin et le temps ensoleillé ne laissait rien présager de ce fait funeste pour l’aide du Commandeur Suprême. Les hommes chargés de cette arrestation, vêtus d’un complet gris austère, appartenaient au KGB. Le chef avait en effet décidé de faire le ménage dans ses propres services. L’ordre venait d’en haut.

Il ne vint même pas à l’idée du pseudo-Pierre Duval de tenter de s’enfuir. Il savait qu’il serait repris, à moins d’user de moyens anachroniques, ce à quoi il se refusait, n’ayant pas reçu de directives de l’IA de la fin des Temps.

Transporté à la prison de la Loubianka,

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 la tristement célèbre, l’agent triple ou quadruple fut torturé. Mais cela ne servit à rien, Sergueï se montrant aussi muet qu’une tombe. Bien que son avatar souffrît terriblement, le bras droit du Commandeur Suprême n’avoua rien des recherches temporelles, des mystérieuses missions qu’il avait effectuées pour le compte d’un certain Diubinov. Il se contenta, durant de trop longs jours, de répéter et répéter encore :

- Je ne faisais qu’exécuter des ordres venus de plus haut que moi. Je me contentais d’obéir, un point c’est tout.

Le chef du KGB, entendant ces paroles, haussait les épaules, n’en croyant pas un mot. Lui était persuadé que Paldomirov avait sciemment saboté la mise au point d’un translateur capable de se déplacer dans le temps. Donc, à ses yeux, Sergueï Antonovitch était un traître.

Au bout d’une dizaine de jours de ce traitement inhumain, les coups pleuvant, la soif, la faim, le manque de sommeil, Pierre Duval était devenu une véritable loque. Mais il s’obstinait plus que jamais dans le silence.

Cependant, à l’aube du 13 novembre, un simple capitaine du KGB, un sous-fifre donc, abattit d’une balle dans la nuque Sergueï Antonovitch Paldomirov. Cet assassinat eut lieu dans un cachot sombre, sordide, humide et glacé de la Loubianka.

Parallèlement, Diubinov, ayant réuni des agents qui lui étaient tout dévoués, leur déclara :

- Vous communiquerez à l’officier de l’Armée Rouge Paldomirov que son traître de frère, l’ex-colonel Sergueï Antonovitch est décédé ce matin d’un stupide accident de voiture sur une route secondaire menant à Alma-Ata. La police a retrouvé sa Zil dans un fossé. Le corps de Sergueï était à l’intérieur, salement amoché et défiguré à la suite du choc.

Voilà comment on réglait le sort d’un agent qui avait fini de plaire au sein des services secrets soviétiques. Naturellement, Andreï Antonovitch Paldomirov ne saurait jamais la vérité sur les conditions douteuses de la mort de son frère aîné.

Or, avant que la terrible nouvelle de la mort de Sergueï Antonovitch ne parvînt à Andreï, le corps du traître se désagrégea en micro parcelles lumineuses devant un médecin légiste plus qu’effrayé par ce phénomène inattendu alors qu’il effectuait un travail de routine au sein de la morgue du bâtiment de la Loubianka. Ne fallait-il pas rendre le cadavre présentable à la famille avant de l’acheminer ?

Lorsque la disparition se produisit, mais à une trentaine d’années dans le futur, Johann van der Zelden était informé par le Commandeur Suprême de ce fait.

- Oui, Johann, mon prototype 0001-A a été abattu. De toute manière, il avait fait son temps et j’avais décidé de m’en débarrasser. C’est pour cela que l’ai abandonné à son sort.

- Hum… je comprends parfaitement, se contenta de répondre van der Zelden d’une voix neutre. Toutefois, Commandeur Suprême, ce n’était pas la peine de me mettre au courant. Je connaissais déjà les circonstances de la mort du faux Pierre Duval, ces données étant enregistrées dans une des bandes magnétiques de l’ordinateur ID…

- Oui, c’est exact, mais je désirais que vous entendiez la nouvelle par moi-même. Vous en comprenez les raisons, n’est-ce pas ?

- Tout à fait.

La disparition tragique de Sergueï Antonovitch, clone du Commandeur Suprême, laissait de glace l’Ennemi. Vis-à-vis de l’Intelligence Artificielle Johann ne pouvait se trahir, dévoiler ce qu’il pensait réellement à cette monstrueuse créature.

La communication enfin coupée, l’Ennemi se mit à ruminer des réflexions qui démontraient non ses peurs, ses tourments, mais bel et bien une sourde satisfaction.

« Ainsi, lorsque je décidais Pierre Duval à outrepasser les ordres de cette outre orgueilleuse de Commandeur, de s’en prendre à Franz von Hauerstadt, je convainquais donc son clone d’agir contre ses propres intérêts… comment cela est-il possible, moi qui, si je dois en croire ce que cette IA m’a toujours dit, ne suis qu’un clone, qu’un sosie programmé d’un humain somme toute des plus primitifs ? Cela signifierait que mes pouvoirs de persuasion seraient supérieurs à ce que j’ai toujours pensé ou que l’on m’a obligé à penser. Je suis bien plus fort que cette machine ! Voilà la vérité ! Peu à peu, au fur et à mesure que j’agis ici et ailleurs, je retrouve mes facultés enfouies, mes souvenirs troublants, oubliés, volontairement ou pas… oui, je suis réellement cette entité impalpable, présentement enfermée dans ce corps de chair et de sang, aux yeux de nuit, cette force négative qui ne poursuit qu’un but, un seul : l’anéantissement non pas seulement de la vie humaine, mais bien de toute créature vivante, cette imperfection blasphématoire qui s’en vient souiller le Multivers ! Oui, je veux l’effacement de tous les cycles de la Création afin de trouver l’équilibre premier, afin qu’il n’y ait plus rien, qu’il n’y ait aucun possible, aucune probabilité, aucun potentiel. Je ne veux que le Néant, dans toute sa splendeur, je ne veux que la Mort ».

 

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