Un goût d'éternité 6e partie : Otto : 1959 (1).

 1959
A la fin de l’hiver, Giacomo Perretti avait achevé ses recherches sur Antonio della Chiesa. Le journaliste italien détenait désormais la preuve irréfutable que le chevalier napolitain avait bel et bien séjourné au Tibet

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 entre la fin de l’année 1759 et le début des années 1760. Dans les archives du Potala, Giacomo découvrit des manuscrits, sous la forme de codex liés en accordéon, qui décrivaient le napolitain comme un voyageur venant des pays du Soleil couchant. Cet homme au teint pâle fut initié aux sciences parallèles et à la méditation transcendantale par les grands maîtres bouddhistes. Ainsi, dans l’un des manuscrits, étaient relatées des expériences de télékinésie, de lévitation, de projections mentales dans le futur, conduites avec succès par Antonio. Perretti n’en revenait pas. Il devait maintenant informer Otto au plus vite du résultat de son enquête. Muni de toute la documentation nécessaire, il repartit et parvint en Inde au début du printemps 1959.
En fait, l’Italien avait dû quitter le Tibet en catastrophe. Bien que ses recherches fussent achevées, les événements l’avaient obligé à précipiter son départ. Le Tibet venait d’entrer en rébellion contre l’invasion chinoise. Une guerre inégale débuta d’ailleurs le 19 mars. Bientôt, le 14ème Dalaï-lama fut contraint de se réfugier en Inde. 

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Cependant, le triomphe de la révolution cubaine laissait Otto triste et pantois. L’avionneur était loin de se réjouir du renversement du dictateur Batista remplacé par un certain Fidel Castro qui servirait de modèle aux gauchistes de tous poils de la décennie suivante. 

Illustration.
- Cuba est un pistolet pointé droit au cœur des Etats-Unis, lança von Möll à son ami le duc qui se tourmentait encore du carnage dont il avait été l’auteur l’année précédente.
Point positif dans le cours de l’histoire, la déstalinisation progressait puisque Nikita Sinoïevsky était désormais autorisé à rentrer en URSS. Profitant de cette aubaine, le scientifique débarqua à l’aéroport de Moscou. Mais l’inconscient physicien ignorait que le KGB l’avait aussitôt pris en charge, l’espionnant dans ses moindres faits et gestes, et ce, avec la plus grande discrétion.
A Detroit, c’était un soir de tempête ; les éléments se déchaînaient, se mettant au diapason de l’humeur de Franz. Von Hauerstadt n’était pas homme à s’épancher facilement. Pourtant, ce fut ce qu’il fit en cette soirée auprès de son ami Otto.
- Quelle est donc ma véritable nature ? émit Franz au bout de quelques minutes d’aveux.
Les deux hommes, assis confortablement sur des bergères, fauteuils copiés sur ceux du Louvre, capitonnées de velours vert, sirotaient un Coca.
- Otto, vous n’étiez pas là, vous ne pourriez comprendre. Si vous aviez vu le résultat, un véritable carnage et je pèse mes mots.
- Mais, n’oubliez donc pas que vous aviez été pris pour cible. Vous deviez protéger votre famille. Vous vous êtes défendu avec tous les moyens dont vous disposiez sur place.
- Certes, mais avec moi, tout devient une arme. De l’innocente perceuse jusqu’à la corde de mi de mon violon. Il y a plusieurs façons d’envisager la self defense et j’ai choisi la moins propre.
- La plus efficace, lança l’avionneur prosaïque.
- Tuer… encore tuer… je pensais que cela ne m’était plus possible.
- Nos ennemis les Russes semblent nous avoir délaissés pour l’instant.
- Des Russes, oui, mais aidés par qui ? Leur logistique semble aller au-delà de celle de notre siècle, jeta le duc après un instant de réflexion. Je doute que le donneur d’ordres soit simplement un colonel ou un général dont le bureau se situe dans le bâtiment de la Loubianka.
- Je crains que le KGB se réveille. Il aura eu le temps de digérer l’échec et de préparer une riposte encore plus sophistiquée. Cependant, espérons que personne n’ait vent de nos véritables projets. Où en êtes-vous de la mise au point de notre… translateur ?
- Je le finalise. J’ai mis en application les calculs d’Einstein sur l’unification des champs électromagnétiques et j’ai obtenu des équations dont notre précurseur n’avait pas soupçonné l’existence. 

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- Oh ! Oh ! Bravo ! Cela signifie donc que vous êtes parvenu à franchir les barrières entre l’échelle quantique et le monde macroscopique.
- Oui, on peut dire les choses comme cela. En fait, j’ai découvert un raccourci entre les deux mondes… j’ai cassé le principe d’incertitude d’Heisenberg et je suis ensuit$e parvenu à engendrer des interactions entre des champs particulaires, distants à la fois géographiquement et temporellement.
- Intrication ! Fascinant…
- Le prototype est terminé. Il n’y a plus qu’à le monter. Votre usine va m’être utile pour procéder aux premiers essais.
- Cher ami, c’est une évidence. Mais cessez d’avoir la mine aussi sombre.
- Je n’y peux rien.
La conversation se prolongea fort tard, si tard même, qu’Otto proposa à Franz de terminer la nuit chez lui.

*****


Otto préparait son tour de l’Europe activement et plus particulièrement son séjour en France, tout cela pour y présenter son livre qui venait tout juste d’être traduit. Le succès inattendu de son ouvrage provenait du fait que même des néophytes dans le domaine extrêmement pointu de la physique l’avaient acheté. Il était de bon ton de l’avoir dans sa bibliothèque au même titre que le dernier Goncourt.
En Grande-Bretagne aussi bien qu’aux Etats-Unis, il fallut imprimer une seconde édition. L’ex-baron se moquait éperdument de la possession de l’ouvrage par des snobs ; ce qui le gênait davantage c’était l’accueil fort tiède des scientifiques, qui, pour la majorité d’entre eux, demeuraient sceptiques. Ce qui lui importait davantage, c’était l’amélioration de son compte en banque, grâce aux droits d’auteur. Notre ami en avait bien besoin à cause du contrôle fiscal de l’année précédente.

*****


9 avril 1959.
Dans le salon ultra-moderne de la villa d’Otto à Detroit. Il venait tout juste d’y changer les meubles, optant pour un design épuré. Il était à peu près 13 heures 30. La pièce généreusement éclairée par un soleil de printemps était occupée par trois hommes en train de prendre le café, non pas cette espèce de bouillasse que privilégiaient les Américains mais un authentique expresso. Franz, Wladimir et Otto se posaient la question de savoir comment passer un après-midi agréable. Le musicien suggéra une idée qui plut à ses deux amis.
- Savez-vous qu’au Ciné-club du centre-ville, on rejoue Forbidden Planet ? 

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- Ce film de science-fiction ? souffla von Möll. Je n’ai jamais été un fan de ce genre de spectacle.
- A sa sortie en 1956, fit remarquer Franz, je n’ai pas eu l’occasion de le voir. Etes-vous d’accord ?
- Bon… pourquoi pas puisqu’il semble que vous y teniez tous les deux.
Quelques minutes plus tard, les trois hommes prirent place à bord de la Ford banalisée d’Otto. Dans la salle de cinéma, pas grande selon les standards états-uniens, le public ne se bousculait pourtant pas. Nous étions loin des cinémas salons aux salles climatisées et au confort sans pareil. Au dernier rang, se trouvaient trois personnes qui avaient l’air fascinées par ce qui se déroulait sur l’écran. Le plus âgé des trois individus ne cessait pas de mastiquer un chewing- gum.
- C’est prodigieux, marmonnait-il sans arrêt entre ses dents. Je vois même pas les trucages ! Ils étaient sacrément forts pour l’époque.
Son voisin de droite, un doux jeune homme à l’aspect inoffensif et aux yeux gris bleus lui envoyait régulièrement des coups de coude afin qu’il se tût. Celui de gauche était de stature élevée et arborait des cheveux blonds très clairs. Une barbe de la même teinte, digne d’un marin, dissimulait le bas de son visage. Son allure avait tout du grimage. Qui donc étaient ces trois mystérieux spectateurs ?
L’identité du mastiqueur de chewing-gum est facile à deviner : il s’agissait du professeur Stephen Möll. Celui qui le rappelait à l’ordre était donc Michaël Xidrù. Quant au troisième, son déguisement s’expliquait car nous avions affaire à Antoine Fargeau dont le grimage s’imposait afin que Franz ne l’identifiât pas immédiatement et n’éprouvât ainsi aucun choc regrettable. Pour quelle raison, nos trois amis avaient effectué ce déplacement au printemps 1959 ?
Il était désormais plus que nécessaire pour Michaël de contacter Otto et Franz. Sachant que l’essai du translateur du duc était imminent, et connaissant presque par cœur l’emploi du temps des deux chercheurs, et ce, à la minute près, l’agent temporel savait pouvoir les rencontrer à ce Ciné-club ce 9 avril. Petit détail à préciser cependant : Michaël et Stephen, venant de 1995 étaient accompagnés d’Antoine Fargeau de 1993. Or, celui-ci était persuadé se trouver en compagnie de ses contemporains.

*****


7 juillet 1995.
A trente-neuf ans, le professeur Stephen Möll, célibataire, aurait dû normalement être mobilisé dans ce foutu conflit qui s’éternisait. Mais les hautes autorités gouvernementales l’avaient exempté parce qu’elles jugeaient le chercheur beaucoup plus utile oeuvrant dans son laboratoire que sur le front, à se faire casser stupidement la pipe. Drangston ne voulait surtout pas qu’un scientifique de renom mourût au champ d’honneur. Mais Stephen ne s’en était pas sorti aussi aisément. Le service civil qu’il devait au gouvernement se traduisait en heures supplémentaires. Il travaillait de nuit dans une usine de composants électroniques,

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 composants qui, au lieu de servir aux nouvelles fonctionnalités des prochaines générations de PC, allaient être utilisés à des fins militaires dans les avions de chasse.
Stephen était furieux et ne mâchait pas ses mots. Michaël ne trouva qu’un moyen pour le calmer : lui permettre de l’accompagner dans son voyage pour 1959.
- Ah ! Les salauds ! Me faire turbiner ainsi. Je n’ai plus même une minute à moi.
Nonchalamment et avec ironie, l’agent temporel jeta :
- Savez-vous précisément pourquoi vous êtes furieux, Stephen ? c’est parce que vous n’avez plus le temps de retrouver votre maîtresse, tout simplement… Tamira.
- Michaël, vous me prêtez des pensées que je n’ai pas…pendant que je perds mon temps dans cette stupide usine, Johann, lui, se réjouit de la situation catastrophique de notre planète. Il joue avec Drangston comme avec une marionnette. Il doit faire de même avec ce madré de Diubinov. Ah ! si je pouvais le supprimer… cette idée ne vous-a-t-elle jamais frôlé l’esprit, vous, Homo Spiritus pas si parfait ?
- Evidemment, mais ce n’est pas si facile d’en finir avec l’Ennemi. Je ne suis pas de taille à m’attaquer au protecteur de Johann, le Commandeur Suprême. Pour neutraliser ce dernier, il nous faudrait connaître son origine, la cause de son pouvoir. L’éliminer engendrerait une nouvelle chronoligne où la quatrième civilisation post-atomique différerait grandement de celle dont je suis issu.
- L’attaquer de front, soit, nous ne le pouvons pas. Mais il aurait été envisageable d’empêcher la naissance de Johann en 1956. Cela a l’air cruel, mais il fallait que je soulage mon cœur.
- Empêcher l’Ennemi de naître, voilà qui est tentant, mais irréalisable car trop simple.
Michaël mentait par omission. En effet, il pressentait que le Johann qu’ils affrontaient était une altération du Johann originel que Stephen avait connu dans sa jeunesse. La non-conception de ce « premier » Johann changerait certes la donne, mais le Commandeur Suprême, en son raisonnement multidimensionnel à l’intérieur du réseau ultra complexe de ses mémoires, trouverait la parade aussitôt. Ce serait donc un coup pour rien ; il substituerait un autre pendant de Johann, pourquoi pas sa sœur Christina, qui ne mourrait donc pas en 1976 après une dérive délinquante qui sera contée ultérieurement.   
Stephen n’avait pas relevé l’adjectif « irréalisable » et bâtissait des châteaux en Espagne, s’enferrant dans sa logique.
- Vous n’avez même pas essayé. Employons la ruse ! Cherchons quel événement supprimer pour empêcher Johann de voir le jour.
- Vous êtes en train de faire de l’Ennemi la source unique de la Troisième Guerre mondiale. Vous oubliez le facteur humain naturel. Johann n’a fait qu’accélérer ce qui devait advenir quelques temps plus tard.
- Ah oui ? Donc, la Troisième Guerre mondiale était inscrite sur les tablettes de l’Histoire. Mais Johann a bien permis l’installation de ces deux baudruches de Drangston et Williamson sur le devant de la scène. Il fut le principal contributeur du financement de la campagne électorale républicaine de 1992.
- Vous avez voté pour lui, persifla Michaël. L’argent n’explique pas tout ; il y a aussi la bêtise des électeurs séduits par des slogans simplistes comme « America first » par exemple.
- Je reconnais avoir été un électeur atypique de Drangston. Je me suis décidé au tout dernier moment devant la machine de vote. Mais demandez à toutes ces femmes séduites par le play-boy, à tous ces ouvriers en cols bleus de la Rust Belt qui ont été trompés par la promesse de recréer des emplois détruits. Je ne reconnais plus la Detroit de mon grand-père : il y a de plus en plus de friches là-bas.
- Oui, effectivement… les emplois ont été recréés, mais par la guerre. 

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- Or, celle-ci se prolonge car Drangston y a intérêt. Quant à vous, vous vous épuisez à intercepter ces foutus missiles. Nous ne sommes que deux contre Johann, le Commandeur et leur armada d’hommes synthétiques. Ce qui nous manque, ce sont des alliés. Et quels meilleurs alliés que les membres passés de ma propre famille ?
Michaël avait anticipé les paroles de Stephen. A vrai dire, il l’avait poussé vers cette conclusion.
- Je vois où vous voulez en venir : prendre contact avec votre grand-père Otto.
- Exactement. En fait, surtout avec les amis de ce dernier, Wladimir Belkovsky et Franz von Hauerstadt. D’après ce que je sais, ce sont des hommes d’action. William O’Gready également. N’était-il pas colonel au sein de l’armée de terre ?  Je pense que si nous les mettons au courant des risques encourus par l’humanité dans notre proche avenir, ils accepteront de nous aider. Même, ils iront jusqu’à accomplir un meurtre si nécessaire. Ce qui, pour l’heure, me répugne. Naturellement, vous l’aurez anticipé, je sous-entends le meurtre de Johanna van der Zelden, la grand-mère de Johann. En supprimant la cousine d’Otto, nous diminuons d’autant l’influence nuisible de Georges Athanocrassos, celui qui est à la source de l’immense richesse de Johann. Ainsi, le Commandeur Suprême se retrouve dépourvu de bras.
- Tuer Johanna… Vous y allez un peu fort, Stephen. Cependant, je ne suis pas contre. Mais il nous faudra agir avec la plus grande prudence.
- Ne me jugez pas à l’aune de ma proposition. J’ai tout à fait conscience qu’elle peut paraître cruelle. Mais j’y ai réfléchi depuis plusieurs mois. Le raisonnement de mon grand-père sera en harmonie avec le mien. Un accord ne posera pas de problème avec mon aïeul. C’est à la Johanna adolescente qu’il voudra s’attaquer, une Johanna antérieure à la rencontre du dénommé David van der Zelden. Ne m’objectez pas l’innocence. Ces deux dernières années, j’ai laissé tomber ce stupide état d’esprit. Ne me dites pas non plus qu’une mademoiselle von Möll, âgée d’à peine une douzaine d’années, ne sera qu’une Sophie attardée, incapable de mesurer les conséquences de ses actes, excusable du fait de sa santé fragile, sa situation de fille unique couvée par ses parents. De toute manière…
Michaël interrompit alors le professeur.
- Otto et Franz seront nos meilleurs alliés, c’est évident, puisque sur la même longueur d’onde que vous et moi. Quel que soit votre argumentaire, quels que soient vos desseins, je vous soutiens à cent pour cent et vous accompagnerai dans tous vos déplacements temporels. Le duc von Hauerstadt me fascine, je souhaite le connaître, lui parler. Vous ne le savez pas, mais il est à l’origine de la quatrième civilisation post-atomique. Par ses calculs, il a permis à douze savants de l’an 2045 de construire le premier véritable module temporel. Ecoutez bien la suite. D’après nos archives, ces tempsnautes auraient été les seuls rescapés indemnes de la Grande Catastrophe du 15 avril 2045. Prisonniers de ce premier translateur, ballottés dans les tempêtes temporelles, nos douze Homo Sapiens se retrouvèrent projetés à l’aube de ma civilisation après avoir subi une série de mutations. Entités pos-humaines, transformés en Douze Sages, ils recréeront un Univers. En 1959, Franz von Hauerstadt avait assemblé le tout premier prototype du translateur. La machine et ses plans seront retrouvés au début des années 2040. Les lacunes dans nos archives m’empêchent d’en préciser davantage car j’ignore en quel lieu l’appareil fut préservé. D’aucuns prétendent, notamment le 4ème Maître du Temps, qu’il aurait été dissimulé dans une grotte lunaire, protégé par des champs anentropiques de contention et des psycho-images. Bien qu’encore primitif, le translateur de von Hauerstadt était opérationnel, malgré les problèmes induits par la force électromagnétique et la théorie quantique des champs.

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 Le duc était en fait parvenu à unifier trois forces de l’Univers sur quatre ou cinq, cela dépend du point de vue. L’engin fonctionnait grâce à l’action nucléaire forte et combiné avec l’électromagnétisme, il marchait à l’énergie électro forte. Comme vous le savez, vous l’avez déduit, la troisième force est la gravitation que Franz a, partiellement, domestiquée. Le déplacement temporel permis par l’appareil se limitait à un siècle dans le passé ou le futur par rapport à son horloge de départ. De toute manière, au-delà de 2045, il se serait heurté au Mur de Planck, à cause de la Grande Catastrophe. Oui, un deuxième Mur de Planck. 

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- En ce cas, pourquoi mon propre prototype ne fonctionnait-il pas avant que vous vous en mêliez ?
- A la suite de vos quelques étourderies de calcul. Votre appareil ne prenait en compte que la force électro faible et ne domestiquait pas les gravitons. Les strangelets engendrés par votre translateur le projetaient dans des mini trous noirs artificiels, tout cela à cause de la non maîtrise des gravitons. Pour résumer, il est impérieux que je voie Franz car il est à la source de tout ce que je connais. Je lui suis reconnaissant de lui devoir mon existence et je dois lui rendre la pareille.
- Michaël… à la réflexion, toutes vos paroles sont fort désobligeantes concernant ma personne. Serais-je donc un imbécile ?
- Puis-je parler franchement ? sans enrober mes propos ?
- Allez-y.
- Ce n’est pas votre faute, mais vous n’êtes qu’un tâcheron, consciencieux, je vous l’accorde, mais guère davantage. Vous bénéficiez de la physique et de la technologie de la fin du XXe siècle. Toutefois, le socle de vos connaissances repose sur un monde astrophysique qui n’a pas encore découvert le boson de Higgs, qui a du mal à conceptualiser les super cordes et le multivers d’Everett, et qui commence à peine à détecter les premières exoplanètes, de super Jupiters gigantesques. Franz partait avec encore moins d’atouts dans sa manche. Pourtant, esprit véritablement novateur, il a transcendé les connaissances de son époque. Mais abordons une question plus prosaïque : le contact. Avez-vous envisagé la façon dont votre grand-père vous reconnaîtra, sans mettre en doute votre identité ?
- Otto m’a vu à Ravensburg alors qu’il était encore un enfant. Il a pu oublier mon visage, j’en ai conscience. Cependant, je me rappelle un détail. En 1951, il a réchappé de justesse à un attentat. J’ai retrouvé chez ma mère de vieilles lettres dans lesquelles Otto relatait les faits. Il racontait avoir été sauvé par un inconnu qui l’avait bousculé à l’instant même où un tueur le visait. Cet inconnu avait, selon lui, une vague ressemblance avec Dietrich et Archibald.
- Ne cherchez pas plus loin, Stephen, cet inconnu, c’est vous. Vous allez vous rendre le 1er décembre 1951 et sauver la vie de votre grand-père. Ensuite, ce premier contact vous permettra d’être identifié par votre parent sans difficultés quelques années plus tard.
- J’ai un autre moyen de faciliter l’identification, rajouta Stephen. Mon grand-père m’offrit pour mes trois ans un ours en peluche que j’ai conservé. De plus, je possède des photos du temps de ma petite enfance. Toutes ces preuves suffiront pour me faire reconnaître de mon aïeul.
- Entendu. Prenez ces quelques objets et partons au plus vite. Ni Johann ni le Commandeur ne nous repèreront. Du moins, durant un laps de temps conséquent. A travers ses réseaux, le Commandeur Suprême a la capacité de visualiser tous les déplacements des agents temporels. L’être qui me compose comprend un cœur de cristal, il laisse un sillage dans les méandres du temps. Ensuite, il est facile pour tout supérieur hiérarchique de savoir où je suis allé. Chaque cube identificateur mémorise la position des MX, cube mémoire que le Commandeur consulte à volonté. De toute manière, c’est là le rôle de la sphère noire, ceci étant la véritable forme du Commandeur Suprême, lorsqu’il n’agit pas avec ses avatars.  
Malgré les recommandations de Michaël, les deux amis ne purent immédiatement se déplacer dans le temps. En effet, une attaque surprise des soviétiques requit toute l’attention de l’agent temporel. Ce fut donc le professeur Möll qui partit seul sauver tout d’abord la vie de son grand-père en 1951.
De retour de cette mission, Stephen apparaissait préoccupé. Tandis qu’il se servait un jus de fruit dans la cuisine, Michaël, qui captait toutes les pensées du chercheur, s’étonnait.
- Stephen, vous ne semblez guère satisfait du sauvetage de votre grand-père, pourtant, tout s’est déroulé sans ennui.
- Oui, certes, mais ce qui me turlupine, c’est ce que vous m’avez appris sur les Douze Sages. Vous m’avez dit qu’autrefois, qu’il s’agissait de savants du XXIe siècle. Mais lorsque vous m’en aviez parlé la première fois, vous pensiez qu’ils existaient de toute éternité. Alors, j’ai des raisons d’être troublé. M’avez-vous menti, et quand ?
- Sur ce sujet, jamais, rétorqua d’une voix sereine l’Homo Spiritus, du moins sciemment. J’étais dans l’ignorance, voilà tout. Depuis quelques semaines, je ne sais pas ce qui se passe en moi. Des images venant du passé le plus lointain affluent à la surface de ma mémoire, mais déformées, comme si des centaines et des centaines de kaléidoscopes se télescopaient. Parfois, j’ai l’impression de vivre en boucle les vies de tous les êtres de la Terre, un peu comme si j’étais doté d’une mémoire totale. Mais cessons de parler de moi, je ne suis pas le sujet principal. Vu l’échec subi par ses missiles, Diubinov se retrouve désarmé pour une bonne semaine, le temps pour nous de nous rendre enfin en 1959. Toutefois, auparavant, il nous faut aller chercher Antoine Fargeau.
- Ah ! Seriez-vous en train d’oublier qu’Antoine est mort en 1944 à cause de cette fichue mission ! Vous avez manipulé son esprit afin qu’il sauve Franz au prix de sa propre existence. Vous l’avez sacrifié ! Et deux ans après sa mort, vous avez à nouveau besoin de lui. Ma raison vacille ! Des remords de votre part ?
- Ah, Stephen, j’ai beau faire, mais votre intelligence est définitivement limitée. Pour que le duc von Hauerstadt devienne vraiment l’ami d’Otto, il faut qu’il ait subi l’influence d’Antoine, et ce en 1944.
- Ouais, mais shit, c’est déjà arrivé !
- Laissez-moi poursuivre. Lorsque Antoine s’est rendu dans le passé, il pouvait reconnaître Franz sans erreur, mais pas seulement. Il savait comment le raisonner. Il connaissait sa façon de penser. Et si votre ex-étudiant a pu accomplir cette mission, c’est bien parce qu’il avait déjà rencontré le duc dans ce qui était l’avenir pour celui-ci.
- Avait rencontré ? Mais je ne suis pas au courant !
- Parce que pour vous, cela ne s’est pas encore produit. Antoine a reçu notre présence quelques jours avant son départ en 1936. Naturellement, il ne savait pas que nous, nous venions de 1995 et non de 1993. Ce sera pour moi un jeu d’enfant d’ajuster son esprit afin qu’il ne parle pas de notre visite à nos alter-egos de 1993.
- Vous êtes un beau salaud, il n’y a pas à dire ! Si Antoine avait compris que nous venions de 1995 et non pas de sa temporalité, il en aurait vite conclu qu’il était condamné à mourir dans le passé. Quel machiavélisme !
- Je préfère oublier vos insultes. Toutefois, lorsque, d’ici quelques minutes, nous serons face à Antoine, essayez de ne manifester aucune émotion.
- Pour qui me prenez-vous ? Il y a longtemps que la morve ne me coule plus du nez. A quelle date nous rendons-nous exactement ?
- Le 19 août 1993.

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