Un goût d'éternité 6e partie : Otto : 1960 (3).
1960, URSS.
Nikita Sinoïevsky avait obtenu un visa qui lui permit de se rendre à un congrès d’astronautique, un congrès qui se tenait en Irlande, dans la capitale, Dublin. Mais le scientifique avait l’esprit troublé par quelque chose qui n’avait qu’un lointain rapport avec la science. En effet, l’ami d’Otto avait pris la terrible décision d’éliminer le sieur Georgios Athanocrassos sans en faire part à l’avionneur. Pour ce faire, il était entré en contact avec de fort louches individus qui acceptèrent, moyennant une somme raisonnable, de descendre le richissime banquier.
Ainsi, le 20 juillet de cette même année 1960, à Washington, Athanocrassos, qui se rendait en Rolls Royce millésimée 1959 à une réunion qui avait pour objectif de décider du soutien à apporter au candidat républicain à la présidence par les dix plus puissants hommes d’affaires des Etats-Unis, était pris en chasse par les tueurs.
La réunion achevée, Georgios emprunta l’ascenseur sans aucune appréhension, persuadé que ses gardes du corps personnel suffisaient à assurer sa protection. Mais une forte explosion secoua soudainement le building récemment construit. Pendant son absence, la Rolls avait été piégée, le chauffeur du banquier ayant eu le tort de s’absenter quelques minutes de la voiture afin d’acheter un banal paquet de cigarettes, des Camel. Revenu assurer son travail, le larbin mourut dans l’attentat raté.
Ainsi, Nikita avait lamentablement échoué. Mais cette mésaventure fit également une autre victime. Athanocrassos, sa méfiance réveillée, se mit à soupçonner tout le monde et, en particulier, son secrétaire. Il le renvoya sans indemnités et, à sa place, nomma Dietrich Möll. Le père de Stephen obtenait donc une promotion inespérée.
Ce mois de juillet voyait aussi, sur la scène internationale, la sécession du Katanga d’avec le Congo ex-belge.
L’ONU se vit contrainte d’envoyer des casques bleus rétablir un semblant d’ordre. Cette histoire traînera jusqu’en 1963, non sans avoir vu la mort du secrétaire général des Nations Unies. Un accident d’avion ou un sabotage ? Ce mystère n’était pas encore résolu à la fin du XXe siècle.
*****
22 septembre 1960.
Edgar P. Jacobs, dessinateur belge et bras droit d’Hergé, commençait une nouvelle aventure de Blake et Mortimer, le Piège diabolique. L’auteur, consciencieux, s’était abondamment documenté sur la faune préhistorique de l’ère secondaire, le Jurassique en particulier. Jacobs avait également réalisé des maquettes et consulté de nombreuse encyclopédies. Mais voici que son histoire lui posait des problèmes.
Après une visite à l’Institut royal des sciences naturelles de Bruxelles, où il fut reçu par le conservateur en personne, qui lui fournit gracieusement les planches anatomiques des squelettes des iguanodons de Bernissart et des diplodocus, il regagna tout pensif son domicile en banlieue. Il se questionnait.
« Mon chronoscaphe est-il vraisemblable ? ».
Il poursuivit son chemin en pleine cogitation.
Dans son atelier de dessinateur, un visiteur averti aurait immédiatement remarqué la maquette de l’engin capable de franchir les frontières du temps. Le chronoscaphe rappelait un atome, et chose plus surprenante encore, le translateur temporel mis à la fois au point par Michaël, Stephen et Franz. Le vaisseau imaginé par Edgar P. Jacobs ne différait du module que par la taille et les matériaux employés.
Lors de la publication du Piège diabolique dans le journal Tintin en 1961, Franz von Hauerstadt et Giacomo Perretti qui lisaient cet hebdomadaire pour jeunes furent surpris par la qualité et la vraisemblance de la représentation d’un engin capable de se déplacer dans le temps. D’un commun accord, les deux hommes entrèrent en contact avec le dessinateur belge. Ce fut ainsi que commença une correspondance suivie qui ne se terminera qu’avec la disparition de Perretti quelques années avant celle de Jacobs lui-même.
Cependant, quelque part en URSS, Sergueï Antonovitch Paldomirov fulminait de colère. Toutes les tentatives pour faire fonctionner le translateur volé défectueux avaient, jusqu’à maintenant, échoué. Une pièce maîtresse manquait et l’espion était sur la sellette. Les techniciens soviétiques avaient beau démonter et remonter l’appareil à plusieurs reprises, ils ne parvenaient à rien de concret. Certes, l’engin planait à quelques centimètres du sol, mais c’était tout, moins performant qu’un Fokker de la Première Guerre mondiale, marmonnait rageusement Sergueï Antonovitch. Un simple Yak des années 1930 aurait suffi à abattre l’engin futuriste.
- Moi qui escomptais adapter le dispositif au dernier modèle de Mig, je me retrouve Gros Jean.
Diubinov le rappela à l’ordre. Le colonel dut donc s’expliquer au téléphone en bredouillant.
- Camarade Nicolaï, je comprends parfaitement ta déception. J’ai pris une grande résolution. Puisque von Hauerstadt nous a roulés, il nous appartient de parer le coup. Un autre ami d’Otto Möll pourrait s’avérer capable de faire fonctionner ce module temporel.
- Camarade Sergueï, comment s’appelle cet oiseau rare ? demanda Diubinov d’une voix irritée.
- Nikita Sinoïevsky.
- Bien. Chargez-vous de son enlèvement.
Obéissant car n’ayant pas le choix, le pseudo-Pierre Duval allait donc kidnapper le physicien. Tout en préparant l’opération avec minutie, l’agent quadruple se posait la question si le Commandeur Suprême n’était pas en train de l’abandonner, sa situation dans ces années 1960 devenant dangereuse.
« Le Commandeur savait que le translateur resterait non opérationnel. En attendant, je me trouve dans une situation des plus périlleuses. Mon chef me donne l’impression de vouloir me sacrifier, comme si j’avais fait mon temps. Puisqu’il est dépourvu de tout sentiment humain, mon impression se transforme en certitude. Espérons que Nikita Sinoïevsky sera apte à changer la donne. Moi, je n’ai que l’enveloppe d’un Homo Sapiens. La technologie balbutiante du XXe siècle m’est inconnue. Ah ! Si on me demandait, par exemple, de concevoir une de ces bulles domestiquées, d’accord ! Mes hommes seront-ils à la hauteur ? Ivan, Piotr… ce doute qui me ronge… ».
Le 1er octobre Nikita Sinoïevsky qui participait à un dîner offert par d’autres amis physiciens, fut arrêté en plein festin par des agents du KGB. De Moscou, on le transféra, de force, en plein cœur du Kazakhstan. Arrivé dans un laboratoire souterrain dont les aîtres ressemblaient plutôt à une prison, il fut accueilli par un responsable à l’air matois qui lui expliqua abondamment ses nouvelles fonctions sur le ton d’un instituteur s’adressant à un petit enfant rebelle. Nikita prit très mal la chose.
- Camarade Sinoïevsky, vous êtes désormais assigné au poste de recherches ultrasecrètes concernant la mise au point d’un vaisseau capable de se déplacer dans le temps. Nous savons fort bien, mes supérieurs et moi-même, que, l’an passé, vous avez travaillé avec des physiciens occidentaux décadents sur un engin similaire. Nos services secrets sont parvenus à s’emparer d’un translateur.
A ces mots, Nikita ne dit rien. Il ne montra aucune émotion alors qu’il avait envie de hurler.
- Toutefois, jusqu’à aujourd’hui, poursuivit le chercheur russe, l’appareil a inexplicablement refusé de fonctionner. Apparemment, il manquerait une pièce essentielle dans ce qui lui tient lieu de moteur. C’est donc à vous de la reconstituer. Montre-vous consciencieux dans votre travail. Si vous donnez entière satisfaction, je veillerai à adoucir les conditions de votre détention.
Cette fois-ci, Sinoïevsky se permit d’afficher sa colère. Il jeta :
- C’est du gangstérisme ! Du pur gangstérisme.
- Voilà un bien vilain langage, camarade Sinoïevsky, rétorqua le fidèle Soviétique. La fibre patriotique ne vibre pas dans votre cœur. Vous avez passé trop de temps en Occident, et, notamment aux Etats-Unis.
- Euh. Je reconnais volontiers que j’ai donné un coup de mains à des amis de longue date. Mais vous le savez tout comme moi, je ne faisais qu’obéir au colonel Paldomirov. Cet officier m’avait donné le feu vert. De plus, mes amis m’avaient assuré que le translateur n’aurait jamais servi à des fins militaires. Ils me l’avaient juré sur l’honneur. Le donneur d’ordres appartient d’ailleurs à une association pacifiste.
- Camarade, êtes-vous naïf ou stupide à ce point ? Les Amerikanskis disposent désormais d’un module temporel, ou, du moins, sont-ils près de l’avoir. Et ce, en partie, grâce à votre crédulité. Or, l’appareil représente une formidable puissance militaire, pleine de possibilités merveilleuses. En aucun cas, nous ne devons nous laisser dépasser par ces capitalistes dégénérés. Vous comprenez pourquoi, n’est-ce pas ? Les Etats-Unis et leurs alliés, se sachant plus forts que nous, s’empresseraient de menacer l’URSS et de la rayer des tablettes de l’Histoire. Or, ce n’est pas ce que vous désirez, camarade Nikita. Rassurez-moi…
- Bien sûr que non. Je vais travailler pour vous, soit. Vous m’avez convaincu… mais je vous préviens que j’ignore vraiment quelle pièce majeure manque au translateur. L’année dernière, je n’étais chargé que de la mise au point de quelques circuits et relais secondaires.
- J’ai des difficultés à vous croire.
- Je vous jure que je dis la vérité. J’avoue aussi que je sais piloter ce véhicule. Mais ce n’est pas moi qu’il fallait enlever, c’est Franz von Hauerstadt. Pratiquement tous les schémas étaient sortis de son cerveau.
- Tiens donc ! Mais il nous était impossible d’en faire notre fer de lance. Ce noble décadent est hors d’atteinte. Il est sans cesse en déplacement, séjournant à Paris, à Washington ou encore en Bavière. De plus, le bonhomme est plus que coriace. Nous lui devons quelques pertes retentissantes. Ensuite, son enlèvement aurait déclenché un incident diplomatique grave avec les Etats-Unis, la France et l’Allemagne fédérale. Le contexte international fait que nous devons nous contenter de vous…
- Voilà qui a le mérite d’être clair, fit ironiquement Nikita.
- En effet. Maintenant, il est temps de vous faire visiter la section à laquelle vous êtes affecté. Suivez-moi.
N’ayant pas le choix, Sinoïevsky, conduit donc par le fonctionnaire coiffant la direction des recherches sur le translateur, visita l’aile centrale du laboratoire, aile spécialement réservée aux physiciens chargés de la mise au point du module temporel, et, plus spécifiquement, de ses moteurs.
Ce fut ainsi qu’Otto Möll perdit le contact avec l’un de ses derniers amis.
*****
Parallèlement, en ce quatrième trimestre de l’année 1960, des événements importants survenaient, plus ou moins prévisibles. Le 8 novembre, John Fitzgerald Kennedy était élu président des Etats-Unis d’Amérique. Son malheureux adversaire, Richard Nixon, ne fut battu que de fort peu. Le 14 décembre, l’OCDE était créée.
Le début de l’année 1961 voyait la rupture entre les USA et Cuba. Le débarquement de la Baie des Cochons se profilait à l’horizon.
Or, au cours de cette nouvelle année, le journaliste et philosophe italien Giacomo Perretti se rendait en Belgique, sur l’invitation du dessinateur Edgar P. Jacobs. Lors d’un déjeuner, l’artiste évoqua ses propres recherches sur le concept du temps.
- Monsieur Perretti, se déplacer dans le temps n’est pas chose facile, vous en conviendrez tout comme moi, disait le dessinateur après avoir avalé un repas délicieux, devant une tasse de café. Un tel voyage, s’il s’avérait possible, déclencherait d’éventuels paradoxes. Vos ouvrages sur le temps m’ont été d’un grand secours dans le scénario du Piège diabolique. Mais que pensez-vous de mon chronoscaphe ?
- Monsieur Jacobs, répondit l’Italien dans un français chantant tout en finissant sa tasse, votre maquette est d’un réalisme saisissant. Vous avez beaucoup de talent. Votre maquette est si parfaite que j’ai l’impression que le chronoscaphe pourrait véritablement fonctionner.
- Vous me flattez. Mais… ne désirez-vous pas une deuxième tasse de café ?
- Bien volontiers.
- Rien ne vous presse, j’espère. J’ai encore tant à vous dire.
Cette rencontre se déroulait dans la salle de séjour du dessinateur belge. La pièce était meublée avec goût dans un design tout à fait moderne. Edgar P. Jacobs vivait dans une villa perdue en pleine nature dans la banlieue bruxelloise, un coin tranquille où les importuns n’étaient pas les bienvenus.
Après une pause, Perretti reprit.
- Dois-je vous avouer quelque chose, monsieur Jacobs ? Puis-je totalement vous accorder ma confiance ?
- Bien sûr. Tout ce que vous me direz ne sortira pas de cette pièce, sourit Edgar P.
- Lorsque les premières planches de votre histoire Le Piège diabolique ont été publiées dans le journal Tintin, je me suis tout d’abord dit : « voici une histoire de science-fiction de plus ». Mais la première case où votre chronoscaphe est apparu m’a fait changer d’avis. Mieux, j’ai eu un choc.
- Oh ! Tant que cela ? Mon chronoscaphe a la forme d’un atome. En effet, j’ai trouvé que c’était là la forme la plus appropriée, la plus adéquate pour un tel engin. Je recherche tant que possible la vraisemblance, monsieur Perretti.
- Monsieur Jacobs, vous avez du génie ! S’exclama Giacomo avec la plus grande sincérité. Ah ! le spectre de la lumière qui se modifie lors du voyage de votre professeur Mortimer dans le temps… Selon l’éloignement d’avec le point de départ, la lumière à l’intérieur du chronoscaphe se rapproche soit des rouges, soit des violets. La diffraction du spectre lumineux… magnifique ! Cela, il fallait le trouver. Or, il est évident, pour quelqu’un de tout à fait averti, que la lumière doit effectivement subir divers états menant à sa décomposition lors d’un déplacement, d’une translation dans le temps. Mais, ceci, je ne l’avais écrit dans aucun de mes ouvrages… Otto Möll, un de mes amis chercheurs, a été en correspondance avec vous. Vous a-t-il fait part, dans une de ses lettres, de ce phénomène secondaire résultant d’un déplacement temporel ?
- Absolument pas, répliqua Edgar P. amusé. Je l’ai déduit tout seul, monsieur Perretti. Toutefois, votre émotion, je ne parviens pas à l’expliquer. A moins qu’elle ne résulte d’un fait bien plus incroyable que mon histoire imaginée.
- Hum… toussota Giacomo. En fait, j’ai été le témoin privilégié d’expériences électromagnétiques. Des amis à moi, dont justement Otto Möll, et Franz von Hauerstadt, que vous connaissez par leur correspondance avec vous, sont parvenus à construire une maquette prototype à l’échelle d’un authentique translateur se déplaçant instantanément. J’ai eu le bonheur d’assister à l’un des essais. C’était un spectacle prodigieux, saisissant. La maquette semblait se fondre peu à peu dans le néant et, autour d’elle, les atomes qui composent la lumière, se dissolvaient en des milliards et des milliards de gouttelettes irisées de couleurs différentes. Jamais je n’oublierai ce que j’ai vu. Jamais !
- Oh ! Ce que vous me dites est passionnant ! Les essais ont-ils été probants ?
- Hélas ! En partie seulement, mentit Perretti. Le retour du petit engin a occasionné de multiples incidents tels qu’un début d’incendie, des malaises, des nausées parmi les chercheurs trop proches du phénomène observé. Les expériences ont dû alors être stoppées car dangereuses pour la santé.
- Je comprends, monsieur Perretti, murmura Edgar P. en hochant la tête. C’est bien dommage car, jusqu’à maintenant, les scientifiques restent persuadés que voyager dans le temps est théoriquement impossible. Si les essais avaient été poursuivis jusqu’au bout… mon esprit chavire. Ainsi donc, Albert Einstein se serait trompé… le temps ne serait pas un mur infranchissable.
- En réalité, Einstein ne s’est pas trompé, rétorqua Perretti d’un ton déterminé. Il a seulement été incomplet. Il lui a manqué les dernières équations, voilà tout. A mon humble avis, certains sages tibétains ont peut-être connu le concept mathématique du déplacement dans le temps, la possibilité concrétisée d’un tel voyage, et ce, dix siècles au moins avant qu’il ne soit formulé par les chercheurs occidentaux.
- Alors, les secrets de fra Vincenzo et de della Chiesa ne seraient pas des visions, des spéculations, des fariboles, comme on dit en Provence… leurs écrits seront-ils un jour mis en application ? Vos amis ont donc stoppé leurs recherches. Les humains du XXe siècle ne vérifieront pas que voyager dans le temps est dans l’ordre des possibilités.
- Parce que notre technologie actuelle s’avère encore insuffisante, dit Perretti tristement.
- Oui, certes. C’est pour cela que vos amis ont ressenti des malaises lorsque la maquette était en fonction. Ils ignoraient toutes les précautions à prendre. Fra Vincenzo et Antonio della Chiesa sont venus trop tôt, beaucoup trop tôt.
- Oui, monsieur Jacobs, vous avez raison, approuva Giacomo. Leur raisonnement représentait un danger réel pour l’Eglise. Or, cela n’a pas changé, croyez-moi. Lors de la publication de mes différents ouvrages, je me suis heurté à l’hostilité des chefs religieux de toutes les obédiences, sauf, évidemment, aux bouddhistes. Quant à mes confrères et aux physiciens reconnus, ils sont restés sceptiques. Mieux ! Ils m’ont ri au nez.
- Je vois…
- J’ai subi une belle déconvenue. Je n’ai rencontré sympathie et bienveillance que chez le Dalaï Lama. J’ai eu l’insigne honneur d’avoir une conversation avec lui peu de temps avant qu’il ne parte en exil.
L’échange se poursuivit jusqu’à assez tard dans la soirée. Ce ne fut que vers 21 heures que l’Italien prit congé du dessinateur, lui promettant de revenir lorsque ses loisirs le lui permettraient.
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