Un goût d'éternité 6e partie : Otto : 1959 (3).
Pierre Duval, contacté une nouvelle fois par Franz von Hauerstadt, se vit obligé de lui avouer certaines demi-vérités. Tout d’abord sa véritable identité, du moins sa troisième, et, ensuite, le fait qu’il devait rejoindre au plus vite Tachkent.
- Hélas, Franz. Je ne pouvais vous le dissimuler plus longtemps. J’ai été parachuté en France dès l’année 1938 avec l’ordre d’infiltrer les services secrets français et de noyauter les réseaux occidentaux. Jusqu’à ces derniers temps, j’ai admirablement rempli ma mission. Mais, comment dire ? Depuis le XXe Congrès du PCUS,
et surtout, depuis Budapest, je ne sais plus trop bien où j’en suis. Or, mes supérieurs se sont rendus compte de ma tiédeur.
- Hum… se contenta de toussoter son interlocuteur.
Le pseudo-Pierre Duval marqua un arrêt puis reprit.
- Bien évidemment, le chef du SDECE ignore mon appartenance au KGB. Or, celui qui coiffe les services secrets soviétiques est désormais persuadé que je ne vais pas tarder à trahir mon pays.
- Ce n’est pas tout à fait faux, non ? Hasarda le duc avec un demi-sourire.
- Voyez, Franz, j’ai une femme qui s’est retrouvée contrainte de regagner l’URSS. Elle a été arrêtée aussitôt son avion posé à Moscou. Désormais, mise sous surveillance, mon obéissance lui garantit une liberté toute relative. Si je suis les ordres, Nadia évitera la Sibérie et l’un de ses camps.
Ne marquant pas sur son visage ce qu’il pensait véritablement, von Hauerstadt crut bon de dire :
- Pierre, écoutez… ce qui est fait est fait. Désormais, vous faites partie de notre groupe à Otto et à moi. Il n’est pas question de revenir en arrière. Simplement, je vous préviens que je vous ai à l’œil. Vous devez savoir pertinemment que je ne recule devant rien. Je crois que vos agents agissant aux Etats-Unis sont bien payés pour le savoir.
- Je saisis parfaitement, Franz. Toutefois, je vous adjure de croire en mon amitié. Elle est sincère. Je ne ferai rien qui puisse vous nuire personnellement. Je n’ai reçu aucun ordre vous concernant. Je vous le jure. C’est là tout ce que je puis vous promettre.
- Oh ! En clair, vous me faites comprendre que vous ferez tout pour voler le translateur. Puisque vous me prévenez, je me tiendrai sur mes gardes. N’importe quel Etat désirerait s’emparer du module temporel. Cela, j’en ai totalement conscience. Avec un tel engin, la puissance offensive d’un pays s’en retrouverait décuplée au bas mot, et les missiles lancés en cas de conflit, indécelables…
- Bonne analyse. Mais je suis obligé de tout tenter pour mettre la main sur votre appareil. Je n’ai pas le choix… Pas du tout.
- Croyez-vous que je vais vous laisser partir ainsi, librement, afin que vous en référiez à vos supérieurs ?
- N’essayez pas de tenter quoi que ce soit contre moi en cet instant, répliqua Pierre Duval d’une voix dure. Si je n’ai pas donné signe de vie à qui de droit d’ici quinze minutes, votre ami Otto Möll pourrait en payer les conséquences.
- Ah ! Le masque tombe…
- Non… je vous l’ai déjà dit. Je suis tenu en laisse, Franz. Dès ce soir, je prends l’avion pour l’URSS.
- Vous prévoyez tout, jusqu’au moindre détail… bien… puisque nous avons crevé l’abcès, je vais passer à autre chose. En fait, j’ai besoin de vous dans cette histoire, ou du moins du soutien logistique que vous pouvez m’apporter. Des hommes et du matériel. Nous sommes donc amenés à nous revoir.
Pierre Duval ne s’étonna pas de ce qui pouvait passer pour un retournement de la part du duc. En réalité, les paroles de Franz traduisaient le plan mis au point par Michaël. L’avatar du Commandeur Suprême s’y attendait même. Mais il était loin de voir que son interlocuteur savait déjà comment le tromper.
Après avoir dressé la liste de ses besoins, Franz mit un terme à la conversation de la façon suivante :
- Maintenant, partez. De toute manière, je ne vous aurais pas attaqué. Je n’étais pas armé.
- L’objet le plus anodin peut devenir une arme entre vos mains, répondit l’espion en guise d’adieu.
Lorsque Sergueï Antonovitch Paldomirov quitta le pied-à-terre loué par von Hauerstadt, ce dernier soupira.
- Par où faut-il en passer pour neutraliser pareil individu !
*****
Un peu plus tard, à Tachkent,
le colonel Paldomirov recevait, dans son nouveau domicile, Nikita Sinoïevsky. Inutile de décrire une seconde fois ce logement entrevu naguère dans un chapitre précédent.
Plein de duplicité, l’agent quadruple mentit superbement à l’ami d’Otto. Il eut l’impudence de lui faire croire que Franz ignorait toujours son appartenance au KGB. Nikita fut-il dupe ou joua-t-il le dupe ?
En attendant, Pierre Duval dévoila son plan, ou tout du moins une partie, à son interlocuteur. Les agents subalternes embauchés par lui, Sergueï Antonovitch, devraient, certes, se rendre dans le passé enlever la jeune Johanna von Möll, mais, ensuite, voler le prodigieux appareil inventé par Otto Möll et Franz von Hauerstadt.
- Camarade Nikita, nous allons jouer un double jeu. Oui, nous allons voler le translateur de Franz, ce suppôt de l’Occident dégénéré, car, si lui, vise la paix mondiale, nous, nous visons l’hégémonie de l’URSS et sa suprématie sur toutes les nations.
Ces paroles furent prononcées le 21 avril 1959.
Naturellement, la première mission de l’équipe formée par Sergueï Antonovitch échoua bien que le duc eût fourni à l’espion un dossier complet concernant la famille Möll dans les années 1910. A la suite de toutes les informations nécessaires à l’enlèvement de mademoiselle Johanna, Franz avait fait plusieurs recommandations. Il fallait essayer d’éliminer la fillette au mois de juin 1910 alors que les von Möll effectuaient un voyage en France et, plus particulièrement à Paris.
Bien que circonspect, l’espion du KGB opta tout d’abord pour cette première suggestion. Pour la réussite de cet essai, Sergueï Antonovitch se servit d’un dénommé Alexandreï Petrov. Le translateur – du moins l’un des exemplaires – fut mis à la disposition de Sinoïevsky. Il s’occupa de tous les ajustements et les réglages nécessaires. Petrov se retrouvait réduit à n’être que l’homme de main.
Lors de cette première expédition, Franz était absent. Cependant, le module temporel obéit au physicien, sans aucun problème car il pouvait être activé par l’ADN de ce dernier. Il en allait de même pour Belkovsky. Evidemment, Pierre Duval ignorait ce détail. Il croyait que l’engin pouvait être manipulé par n’importe quel humain.
Comme escompté par Michaël et par Franz von Hauerstadt, la première mission de Petrov se solda par un échec lamentable. En juin 1910, la petite Johanna n’était pas à Paris en compagnie de son grand-père Rodolphe.
Déçus, Alexandreï et Nikita étaient pourtant prêts à retenter le coup. Pourtant, ce fut le duc qui partit seul pour la Ravensburg du passé. Lui aussi tenta, mais sans succès, d’attenter à la vie de l’innocente enfant. Quasiment démasqué, Franz se vit contraint de révéler à Rodolphe von Möll et son identité et les raisons profondes de son action criminelle.
Toutefois, homme de parole, von Hauerstadt promit au baron de ne plus s’en prendre à Johanna personnellement, du moins tant qu’elle serait enfant. En fait, bien qu’il se refusât à le dire, Franz répugnait bel et bien à s’attaquer à une fillette pas encore capable de se défendre.
Or, Sergueï Antonovitch ne savait pas que Franz était parti pour Ravensburg dans les années 1910-1914. Cela démontrait bien la confiance plus que relative que le Germano-américain accordait à l’espion quadruple.
Une fois encore, Pierre Duval discutait avec l’un des amis d’Otto Möll. Or, sans mesurer réellement le poids de ses paroles, Wladimir Belkovsky révéla au Soviétique que von Hauerstadt avait effectué un aller-retour dans le passé, en 1911 plus précisément et qu’il en était revenu bredouille lui aussi. Afin de ne pas montrer à la fois son ignorance et son dépit, Sergueï jeta :
- Hauerstadt n’a fait simplement qu’un essai. A vrai dire, ce sont plutôt les compétences techniques de Petrov et les tiennes, Wladimir, qu’il met en doute, si tu veux mon avis. De toute manière, Franz n’est que notre allié temporaire.
Or, la troisième expédition partit le même jour que cette déclaration de l’agent quadruple. Cette fois-ci, le commando spécial comprenait, en plus des hommes de main habituels, les dénommés Petrov, Sinoïevsky et Belkovsky. Evidemment, Sergueï, plus que sur ses gardes désormais, n’était pas du voyage.
Les Soviétiques tentèrent d’enlever Johanna en mars 1911, non pas chez son grand-père mais dans le pensionnat dans lequel elle avait été placée. Là, le kidnapping tourna à la catastrophe. Tous ces échecs répétés agacèrent au plus haut point Sergueï Antonovitch, en tant qu’agent soviétique. Mais en tant que succédané du Commandeur Suprême, au fond de lui, il s’en réjouissait. Ne risquait-il pas la schizophrénie en jouant sur deux tableaux à la fois ?
Sinoïevsky et Belkovsky furent sauvés d’extrême justesse. Mais ils revinrent à leur époque, amnésiques. Quant à Alexandreï Petrov, récupéré par trucage temporel, il risquait une sanction sanglante de la part de ses autres supérieurs des services secrets.
Rappelons que la troisième tentative contre Johanna se solda par un véritable fiasco puisqu’il y eut mort d’hommes. Désormais, quasiment grillé, Sergueï Antonovitch aurait le plus grand mal à expliquer à qui de droit le décès d’une dizaine d’agents du KGB. Des agents tout dévoués et parmi les plus opérationnels.
Pour redorer au plus vite son blason auprès de ses chefs, Paldomirov dut voler le translateur. Ses premiers essais échouèrent inexplicablement. Sergueï Antonovitch dut enfin se rendre à l’évidence. Ce hangar si mal gardé - dans lequel pour mémoire était entreposé le leurre, le module temporel saboté – ne l’était pas du tout. Il y avait un piège et quel piège !
Jamais l’engin ne daigna obéir à Pierre Duval ou encore à l’un de ses complices. Sinoïevsky fut appelé en renfort. Belkovsky également. Mais le module refusait toujours de s’ouvrir et de fonctionner. Quelle était donc cette diablerie ?
Le faux translateur ne pouvait être activé que par le propre ADN de Franz von Hauerstadt… ou encore celui d’Otto Möll ou, en dernière option, celui de Stephen Möll. Acculé, Pierre Duval dut alors user d’un stratagème audacieux. Il avait saisi que le module temporel ne serait obéissant que si une reconnaissance cellulaire lui était fournie. Or, qui avait finalisé la mise au point de l’appareil ? Qui avait de solides raisons de protéger son invention ? Franz von Hauerstadt.
« Ce foutu Boche n’est pas si naïf. Hé bien… moi non plus. Puisque c’est comme cela, je m’en vais recourir à l’aide de mon véritable supérieur… » marmonna pour lui-même l’avatar du Commandeur Suprême.
La mission première de Sergueï Antonovitch Paldomirov était de fournir un engin défectueux aux Soviétiques. Ainsi, l’existence de Johann van der Zelden ne serait pas menacée.
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