Un goût d'éternité 6e partie : Otto : 1958 (2).

 

Ainsi donc, se moquant du Commandeur Suprême, Johann van der Zelden avait une fois encore tenté de faire assassiner Franz von Hauerstadt. Mais, inexplicablement, il n’avait pas été réprimandé par son supérieur synthétique. Pourtant, court-circuitant l’ordinateur, il était parvenu à prendre le contrôle de Sergueï Antonovitch Paldomirov, alors que ce dernier comptait parmi les séides les plus fidèles du Commandeur. 

Ivan Serov

Parasitant la volonté de son supérieur, il avait imposé ses plans au pseudo Pierre Duval. Désormais, ébloui par cet exploit, l’Ennemi s’émerveillait de ses pouvoirs en train d’apparaître ou de… renaître.

- Ah… je crois que bientôt, très bientôt, l’élève dépassera le maître. Ma foi, c’est dans l’ordre des choses. Au fait, suis-je bien l’élève, l’apprenti ? Quelle étrange partie d’échecs ! Chaque pion n’occupe pas la position dans laquelle il est censé se trouver. Apparemment, nous possédons tous, au bas mot, une double ou triple identité. Des souvenirs venus d’un moi antérieur commencent à remonter à la surface de ma conscience. Nos masques arrachés, nous sommes sans cesse différents, des Janus aux mille visages. J’ai capté distinctement le sermon prononcé par le Commandeur Suprême contre Pierre Duval. Il a appelé Franz, « l’atome central », ou encore « le point de jonction primordial ». Qu’est-ce que cela signifie vraiment ? il me faut creuser davantage ce mystère. Oui, von Hauerstadt est encore en vie. Mais j’ai marqué des points dans cette histoire. Alors, d’ici quelques temps, je me passerai de cette baudruche d’ordinateur paranoïaque et je contrecarrerai seul Michaël Xidrù.

 

*****

Fin février 1958.

Après maintes péripéties, Giacomo Perretti parvenait enfin à Lhassa, la capitale du Tibet. Le journaliste, écrivain et philosophe n’oubliait pas de jouer les touristes en photographiant sous tous les angles le célèbre Potala.

 Image illustrative de l’article Palais du Potala

 Mais l’ami d’Otto avait été en fait mal inspiré. En effet, la Chine menaçait le Tibet et bientôt, le pays tout entier tombait sous sa domination.

Le 8 février de cette même année, une année clé pour l’histoire humaine, des avions français avaient bombardé le village tunisien de Sakiet, situé à proximité de la frontière algéro-tunisienne. Ledit village servait de camp de repos, de base arrière au FLN.

Pendant ce temps, Wladimir Belkovsky avait le bonheur de séjourner dans son pays et ce, grâce à la détente mise en place par Khrouchtchev. Ainsi, notre virtuose musicien eut le plus grand plaisir à y donner quelques récitals. Il y fut chaleureusement ovationné.

Aux Etats-Unis, Georgios Athanocrassos promouvait Richard van der Zelden à un haut poste, mais en Europe. Désormais, le fils du défunt David se retrouvait à la tête de la banque Rosenberg pour toute l’Allemagne fédérale. Or celle-ci avait son siège à Bonn. Il s’agissait là d’un poste de première confiance pour Richard. Saurait-il se montrer à la hauteur des espérances du richissime homme d’affaires ?

Décidément, cette année 1958 était celle des promotions sociales pour nombre de personnages de cette histoire. Dietrich, le fils aîné d’Otto Möll, était désormais habilité en tant qu’expert financier auprès du trust bancaire d’Athanocrassos.

Le jeune homme et sa petite famille ne connaissaient aucun ennui financier, bien au contraire. L’année précédente, Anna Eva avait mis au monde un deuxième garçon, prénommé Franck. Le jeune couple prit la décision de s’arrêter là en ce qui concernait la descendance.

De son côté, Franz semblait débarrassé des espions soviétiques. Il leur avait mis la pâtée et ces derniers se tenaient à carreau… du moins pour le moment. Mais Johann était bien décidé à revenir au contact, usant cette fois-ci de moyens plus subtils.

Réprimandé durement par le Commandeur Suprême, le pseudo Pierre Duval avait opté pour une pause et cela arrangeait parfaitement les affaires de l’Ennemi.

Cependant, le duc von Hauerstadt recevait un télégramme de son ami Giacomo en cette fin d’hiver 1958.

« Prière de vous rendre au plus vite en Italie. San Pietro. Stop. Poursuivre recherches sur fra Vincenzo. Stop. Tiens piste importante. Stop. La corroborer. Stop. Amitiés. Giacomo ».

Alors, Franz prit ses dispositions pour rejoindre le journaliste. Il gagna San Pietro précisément le 27 mars 1958 tandis qu’en URSS, « monsieur K » éliminait Boulganine. 

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Tandis qu’il voyageait en avion, le duc se souvenait du dénommé Pierre Duval dont il avait croisé le chemin depuis tantôt trois ans déjà, lors de manifestations musicales de haute tenue : récital de la célèbre diva Tebaldi,

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 concert Marguerite Long et ainsi de suite…  Wladimir Belkovsky avait présenté le Français ou celui qui passait pour tel au noble Allemand.

Au monastère de San Pietro, Franz mit enfin la main sur le fameux manuscrit qui avait été retrouvé en 1917 en même temps que l’automate copiste. Ce texte précieux avait été restitué au monastère italien par le sponsor du défunt Mac Garnett. Or, le titre traduit du latin donnait à peu près ceci : « Réflexions sur le Temps, d’après les Confessions de Saint Augustin ».

Sa mission conduite à bien, Franz se rendit à Milan afin d’assister à la Scala à une représentation d’un opéra de Verdi, Il Trovatore et, en parfait mélomane, il goûta l’art du chant de la prima dona de service.

 

*****

 

Village de Sainte-Marie-les-Monts. Mars 1958. 6 heures trente du matin. 

Sainte-Marie-du-Mont (Manche)

La sonnerie aigrelette du réveil tirait péniblement de son rêve l’ancien maire Gaspard Fontane. Maugréant, éructant et pétant, le vieil homme sortait de son lit au matelas défoncé. Il était difficile pour un type de l’âge de Gaspard de se lever et ce, d’autant plus que les treize années passées depuis ses hauts faits dans la Résistance n’avaient pas été tendres pour lui. A force de trop fumer, de trop boire et de se gaver de nourritures trop grasses, le corps de notre septuagénaire était fort usé. Le madré Normand était conscient de son piteux état de santé. Mais il n’était pas prêt à renoncer à faire bombance et à mettre la pédale douce quant à la bibine et au tabac.

Pestant abondamment contre le temps – une pluie froide tombait à l’extérieur – et contre son corps bedonnant tout perclus de rhumatismes, sans oublier ses jambes qui le trahissaient bien trop souvent, Gaspard, que la goutte ne paralysait pas ce matin-ci, se traîna lourdement jusque dans la cuisine qui n’avait pas changé ou presque depuis vingt ans. Le fermier trébucha et se heurta assez violemment contre une chaise qu’il n’avait pas vue.

- Putain ! ce que j’ai mal !

Mais la colère de monsieur Fontane retomba bien vite. Il n’avait pas de temps à perdre. En effet, il lui fallait traire les vaches. La Nadine, encore plus mal en point que son mari, ne l’avait pas fait la veille. Or, Gaspard les entendait meugler jusque dans la pièce alors que l’étable était à une dizaine de mètres et que ses portes en étaient closes.

- Purée ! Ce n’est pas un temps à me tirer du lit ! Bon sang de bonsoir ! La Nadine exagère. Elle agit comme une feignasse. Si je trais pas mon bétail, pour sûr, il va crever. Mais pour ce que la traite me rapporte ! Le jeune gars de la coopérative a dit comme ça, l’autre jour, qu’il fallait que je me modernise, que je mette mes vaches en batterie. Ainsi, le lait serait tiré automatiquement. Pff ! N’importe quoi ! Un grand mot, rien d’autre. Ouais, je n’ai rien contre, moi, mais combien ça va me coûter, cette jolie histoire ? Au moins 500 000 francs. Quand est-ce que je rentrerais dans mes sous ? A la Saint Glin-Glin, ça ne fait pas un pli… ou alors dans la tombe, lorsque je sucerai les pissenlits par la racine. Surtout, pas question de demander l’aide financière de Marc, ce fils ingrat ! Depuis qu’il est monté à Paris, qu’il s’est fait un nom dans son domaine, il a oublié ses vieux parents. Cardiologue réputé, il s’en tape de nous autres, le Gaspard et la Nadine. Il est toujours par monts et par vaux à cause de ses congrès internationaux dans lesquels il intervient. Mais on ne m’enlèvera pas de l’idée que tout ça, c’est pour la galerie… prétexte pour courir le guilledou, pour se consoler de son divorce avec cette Helen que j’ai jamais vue…

Une pause alors que notre septuagénaire s’approchait de la table puis de la cuisinière.

- La vérité, c’est que le Marc, il a honte de moi… de la Nadine aussi. Ah ! qu’il est loin le temps où tous deux nous faisions le coup de feu contre le Boche ! Le nouveau maire ? Encore un résistant de la dernière minute… décidément, c’est la mode. Lui a été décoré parce qu’il connaissait un sénateur là-bas, à Paris… ouais… pistonné, va ! Marc a refusé de reprendre la ferme. Trop de soucis, trop de tracas qu’il m’a jeté à la figure il y a dix ans. Pas pour lui… maintenant, je vais être obligé de la vendre en viager à l’Antoine, celui qui a déjà deux propriétés là-bas, près des trois saules. Il n’y a que lui qui pourra me payer ce loyer… jusqu’à ce que je passe l’arme à gauche… dans pas longtemps, à coup sûr. Une bonne affaire qu’il fera l’Antoine… c’est à pleurer.

Un arrêt involontaire dans toutes ces récriminations… une toux de cancéreux ou presque, des glaires crachées dans un mouchoir à carreaux et les jérémiades reprirent.

-Mais si Marc m’avait fait de beaux enfants avec cette Helen ? Bois de l’eau et tout le reste… il a divorcé pour se mettre avec une jeunette de vingt ans, lui qui a quarante-cinq ans. Une idiote ou alors une finaude qui n’a vu que le fric… personne pour reprendre la ferme… une exploitation qui peut encore faire la fortune d’un courageux travailleur… surtout pas le François… ouais… ça me crève le cœur de dire ça… le fils de monsieur le duc von Hauerstadt… un jeune homme bien poli… mais qui n’a pu cacher son dégoût lorsqu’il a mis les pieds dans cette fichue cuisine… ouais, l’Elisabeth m’a rendu visite la semaine passée, avec François justement…

Ici, il nous faut faire un saut dans le temps pour raconter comment s’était déroulée cette ultime rencontre avec les Fontane.

Quatre heures de l’après-midi venaient de sonner à la petite pendulette de la cuisine de la vieille ferme,

 Fichier:Jules Héreau Ferme normande c1862.jpg

 l’heure où d’habitude le maître des lieux prenait un déjeuner tardif, composé de pain, de fromage – en l’occurrence un camembert bien avancé – d’un peu de calva, de soupe aux choux ou aux pommes de terre, d’un reste de ragoût de la veille et de fruits tapés.

Or donc, Gaspard, attablé, avalait goulument sa soupe en la faisant passer avec une bonne lampée de calva. Quant à la Nadine, elle s’était à moitié endormie sur sa chaise branlante, sa blouse en toile bleue tâchée de sauce et son gilet tricoté effiloché aux manches. L’épouse s’était levée tôt pour assister à la messe matinale et, ensuite, avait dû s’activer dans la salle à manger à faire les sols, puis, un peu plus tard à repasser les draps et les taies d’oreiller. Comme il y avait belle lurette qu’elle n’était plus en bonne santé, toutes ces tâches ménagères l’avaient épuisée.

Soudain, une voix extrêmement posée, manifestement féminine résonna à l’extérieur.

-Il y a quelqu’un ?

- Ma doué ! Qui vient me déranger alors que je mange ? C’est pas la Marie et encore moins le Julot, grommela Fontane. M’en vais voir.

De son pas lourd, l’ancien maire marcha jusqu’à la porte qui donnait sur l’extérieur et ouvrit. Il dévisagea la jeune femme qui se tenait devant lui en plissant les yeux tandis que cette dernière s’exclamait :

-Monsieur Fontane ? Vous ne me remettez pas ?

- Madame ? Je ne crois pas vous avoir déjà vue…

- Mais si !

- Attendez… Elisabeth… Granier ?

- Von Hauerstadt, monsieur Fontane.

- Euh… oui… il y a si longtemps. Mais vous n’êtes pas seule…

- En effet. Mon fils François m’accompagne.

- Bonjour, salua alors l’adolescent aux taches de rousseur et aux yeux noisette.

- Entrez tous les deux. J’étais en train de manger sur le pouce… Vous avez dû faire du chemin pour venir jusqu’ici…

- Par le bus qui effectue la navette depuis Caen, jeta Elisabeth.

Sans façon, Gaspard introduisit les deux voyageurs dans sa demeure.

Tandis qu’Elisabeth gardait ses réflexions pour elle et disait bonjour à madame Fontane, François écarquillait les yeux, se demandant où il avait atterri.

-Oh ! La Nadine ! Réveille-toi ! Devine qui est venu nous rendre visite, la vieille ?

Madame Fontane sursauta sur sa chaise et, tirée de son sommeil, faillit tomber.

-La petite Elisabeth ? Oui, je ne me trompe pas ?

- Non, en effet… Comment allez-vous, madame Fontane ? Il fait un peu froid pour la saison… J’ai perdu l’habitude du climat normand, vous savez.

Aimablement, Elisabeth se rapprocha de son hôtesse et lui serra la main.

-Asseyez-vous donc, fit Nadine, ses yeux chassieux s’attardant sur l’adolescent.

- Merci…

- Bonjour, madame, murmura François.

Puis, un silence gênant s’installa durant une bonne minute.

-Tu t’appelles François, toi, c’est bien cela, lança enfin madame Fontane sur un ton timide.

- Oui, madame, c’est exact, s’inclina l’adolescent.

- Voulez-vous boire quelque chose ? Manger un morceau ?

- Euh… non…

- Pourquoi avoir fait tout ce chemin ? reprit Gaspard en s’asseyant difficilement.

- Hé bien… J’ai des démarches à faire en Allemagne et j’ai besoin de certains papiers concernant mon défunt père Michel, commença Elisabeth…

- Ah… vous vivez donc en Allemagne…

- Non, la plupart du temps, ma famille et moi-même résidons à Washington.

- Mazette !

- Monsieur Fontane, vous pouvez me tutoyer comme dans le temps…

- Vous croyez que ça se fait ? hasarda Nadine.

- Oh ! Vous m’avez connue enfant… alors, je serai contente que vous me marquiez de la familiarité. Vous êtes les seules personnes qui se souviennent de moi lorsque j’avais encore des nattes.

- Hum, ça ne serait pas correct, conclut madame Fontane.

- Là, vous me vexez.

Cependant, alors que Gaspard achevait son déjeuner, l’atmosphère se décoinça car les trois adultes se mirent à évoquer les souvenirs de la guerre. Pendant que la conversation avançait, François, curieux, s’était rendu jusque dans la salle de séjour. Il y avait vu un buffet en chêne massif, des chaises assorties, toute une série de photos encadrées, une cheminée imposante mais dont le feu était éteint, un poste de radio et quelques napperons brodés.

Un peu plus tard, insistant, la Nadine avait offert l’hospitalité à Elisabeth et à son fils. La duchesse n’avait pas osé refuser.

Alors que Gaspard montrait leurs chambres aux von Hauerstadt, la jeune femme n’y tint plus et jeta :

-Vous avez grossi, monsieur Fontane.

- Forci seulement.

- Je ne voulais pas dire que vous aviez vieilli.

- Ouais… C’est dans l’ordre des choses de prendre de l’âge. J’ai la septantaine bien sonnée.

- Je vous crois. Mais vous portez-vous bien ? Votre respiration est sifflante.

- Rien qu’un peu d’emphysème.

- Pardon… euh… Cette veste… je jurerais que c’est la même que vous portiez déjà autrefois, lorsque vous commandiez notre petit groupe…

- Oui, vos yeux ne vous trompent pas. Elle est comme neuve… il n’y a pas de petites économies. Bon, c’est vrai, elle a été raccommodée deux fois, elle a une pièce sous la manche droite et la doublure est un peu craquée…

François se pinçait mentalement.

« Un peu craquée ? Tu parles… elle pendouille misérablement cette doublure… il est pauvre ou il est avare mon grand-père par le sang ? Faudra que je pose la question à maman… »

-Comment va la ferme ?

- Couci-couça… j’ai de plus en plus de frais… pour aller en ville, j’ai dû acheter une nouvelle voiture… une 203 berline à quatre portes.

 Peugeot 203

 Elle est à l’abri dans la vieille grange… elle m’a coûté tout de même 450 000 francs, la salope ! Il y a trois ans déjà… oh ! Pardon, mon petit…

- Ce n’est rien, monsieur Fontane.

- J’parie que tu n’en dis jamais des gros mots, toi…

- Cela m’arrive, sourit François.

- Tant mieux… ça me soulage que tu ne sois pas élevé dans de la soie et du velours… que tu te frottes à la vie, François.

- Oh ! Mais je suis grondé lorsque je dépasse les limites, monsieur Fontane.

- Bon, ben, on est arrivé… là, c’est l’ancienne chambre de Marc…

- Vous me la réservez ? S’enquit Elisabeth d’une voix sourde.

- Non, non. Elle va à François, c’est normal… Vous, vous avez celle de ma mère… Vous ne l’avez pas connue, je crois. Elle a été aérée avant-hier… le matelas aussi et la literie de même. Vous pouvez poser votre valisette dans l’armoire.

- Merci. Pour me rafraîchir ?

- Au bout du couloir, Elisabeth… mais je vous préviens que la plomberie est un peu… capricieuse.

- Brrr…

- Il fait trop humide pour vous ?

- Non… cela ira…

- Si vous voulez, je peux allumer un feu dans la cheminée.

- Ne vous donnez pas cette peine. Cela me convient très bien.

- Vous avez prévu des vêtements de rechange ?

- Bien sûr… j’ai hâte d’ôter ce tailleur et de me mettre à mon aise. Un tailleur de chez Lanvin…

- Hem… le couturier parisien ?

- Oui, et mes vêtements de nuit sont moins… luxueux…

- D’accord, se mit à rire Gaspard. On doit vous paraître ploucs…

- Tout de même pas… bien que je ressemble à une gravure de mode, oh, ne le niez pas, je vois votre mine depuis une heure, je n’ai pas oublié que mon père n’était qu’un brigadier de gendarmerie et que ma mère travaillait dans l’usine de conserverie avant de se marier.

- Justement, la conserverie fermera en fin juin… pas assez rentable selon le proprio… la concurrence…

- Comme c’est désolant !

- Ouais… Cordonnier, le maire, s’en contrefout comme de l’an 40.

- Cordonnier, maire ? Vous plaisantez… Un collabo de première, un maréchaliste comme pas possible… il haïssait la République, en disait pis que pendre…

- Hé ben, faut croire que mes compatriotes ont la mémoire courte, hein ? Ils l’ont élu aux dernières municipales.

- Nous nous revoyons au dîner… que votre épouse ne se donne pas de mal… un fond de soupe et des fruits, ce sera largement suffisant.

Alors que Gaspard redescendait au rez-de-chaussée, François ouvrit son cœur à sa mère.

-Non, monsieur Fontane n’est pas aussi dépourvu au niveau financier qu’il en a l’air… il a toujours été économe…

- Bon… mais ça pue ici… et pas seulement le fromage fait…

- Le fumier et le purin, François. Tu as remarqué les bottes du bonhomme ?

- Pas nettoyées depuis des lustres.

- Tu es déçu… mais c’est toi qui as insisté pour venir. Tu voulais connaître tes véritables grands-parents paternels.

- Maman, rassure-moi, les Français… ne sont pas tous comme eux…

- Ah… Tu entends par là les Français moins nantis que nous… Non…

- Chez Granny, c’est plus propre… plus coquet…

- François, ne te fie pas à l’image, à l’apparence… surtout pas… Gaspard Fontane est un héros et tes oncles paternels adoptifs de beaux salauds…

- Compris, maman…

Tandis que François explorait sa chambre, en fait la chambre de son géniteur, de son côté, Elisabeth se changeait. Elle abandonnait son tailleur en lin de couleur bleue, à la veste courte et à la jupe étroite pour enfiler une robe de lainage beige assez chaude et glissait à ses pieds non des escarpins à talons aiguille, mais des ballerines noires. Quant à ses cheveux, elle les laissa librement cascader sur ses épaules. Son délicieux chapeau en forme d’abat-jour fut remisé dans sa boîte.

Lorsque madame la duchesse reparut dans la salle de séjour, elle était démaquillée et un sillage parfumé d’eau de lavande traînait derrière elle. La jeune femme n’allait pas gaspiller tout un flacon de Shalimar chez les Fontane. De toute façon, cela aurait provoqué chez elle la nausée.

Le dîner se déroula dans la bonne humeur. François parla peu et écouta beaucoup. Mine de rien, il affinait sa connaissance du français, apprenait le sens d’expressions idiomatiques qu’habituellement il utilisait peu, et surtout, revenait sur son premier jugement en ce qui concernait les Fontane.

Une terrine de lapin connut un sort tragique et une soupe aux poireaux et pommes de terre un destin identique. Le pain était drôlement bon, un pain de campagne à la mie un peu jaune et grise. Il n’y eut pas de viande mais des poires et une tasse de chocolat en poudre pour desserts. L’adolescent avala tout sans rechigner, sans plisser son nez devant les odeurs musquées dégagées par le camembert et les aisselles des paysans. Manifestement, la dernière douche ou le dernier bain remontait au bas mot à la semaine précédente.

Nadine fut reconnaissante à Elisabeth d’avoir amené le François. Elle vit aussi avec ravissement le « petiot » manger de bon cœur.

Lorsque dix heures sonnèrent, tous se séparèrent pour aller se coucher.

Dans l’ancienne chambre de son géniteur, l’adolescent qui avait fouiné partout, découvrit de vieux romans ayant appartenu à Marc. L’un de ces ouvrages était un récit d’aventures d’un grand auteur, le Capitaine Fracasse de Théophile Gautier. 

 

François finit par s’endormir et le livre lui échappa des mains tandis que la pendulette de la cuisine affichait minuit quinze.

Le lendemain matin, très tôt, Elisabeth passa un coup de fil à Franz. Ce dernier vint chercher sa petite famille moins d’une heure plus tard. Quand une Cadillac bleu ciel, dernier modèle, freina et s’arrêta dans la cour boueuse de la ferme, Gaspard Fontane se tenait debout bien droit sur le seuil de sa propriété. Il avait fait des efforts dans sa tenue et s’était passé un coup de peigne dans ce qui lui restait de cheveux. Ah ! Il avait également fait trempette dans l’antique baignoire remontant à la grand-mère. C’était là le minimum pour accueillir son hôte, monsieur le duc. 

 File:1958 Cadillac Sedan deVille.jpg

Or, très naturellement, fort simple, Franz serra la main de monsieur Fontane et entama une conversation anodine comme si les deux hommes ne s’étaient pas quittés depuis plus de vingt-quatre heures.

-Quoi ? Cordonnier est le maire de Sainte-Marie ?

Von Hauerstadt laissa alors échapper un rire franc.

-Je croyais la France plus reconnaissante envers ses fils dévoués, monsieur Fontane.

- Bah ! je m’y suis fait à l’ingratitude de mes concitoyens, mentit Gaspard. Elisabeth m’a dit que vous aviez quatre autres enfants…

- Cécile, Frédéric, Liliane et Sylviane… je les ai confiés à la garde d’Otto et de leur nurse, Marie, une Cajun digne de confiance.

- Otto ? Une voiture ?

- Non pas… un ami… Otto Möll… il vit à Detroit aux Etats-Unis.

- Hem… d’accord… excusez-moi pour la bourde…

- De rien… madame Fontane, j’ai cru comprendre que vous étiez désireuse de vous rendre à la messe…

- Euh… oui…

- Laissez-moi vous conduire jusqu’à l’église dans ce cas.

- Je ne veux pas vous déranger, monsieur von Hauerstadt…

- Franz, pour vous, madame… Non… Vous ne me dérangez en aucune façon…

- Je prends mon sac et je vous suis…

Il fallut à la Nadine trois bonnes minutes pour trouver son espèce de sacoche en tapisserie, le temps pour le duc d’apprendre que Marc avait divorcé pour se mettre en ménage avec une mijaurée, une séductrice qui en avait après l’argent du chirurgien.

-C’est-y-pas malheureux, monsieur von Hauerstadt ? Soupira Gaspard.

- Euh… Oui, je comprends… mais personnellement…

- Vous vous en battez l’œil…

- Comme vous dites.

- Le passé est le passé, ne le réveillons pas, conclut Elisabeth en embrassant Gaspard sur les deux joues.

A l’église, Franz von Hauerstadt demanda à voir monsieur le curé. Ce dernier crut au miracle lorsque le duc lui remit un chèque de 400 000 francs, comme cela, pour les pauvres. Nadine, qui vit la somme inscrite sur le talon, siffla de surprise. En son for intérieur, elle pensa :

-Mon Dieu ! Il roule sur l’or ou quoi ? Ces 400 000 francs, Gaspard met un an à les gagner…

Tout naturellement, madame Fontane raconta la chose à son mari.

-Purée ! Ce n’est pas au tiercé qu’on fait une fortune pareille… encore moins à la loterie… il est encore jeune, le Franz… il a le temps d’augmenter encore son patrimoine… mais je ne vais pas gémir sur mon sort… le François, c’est peut-être finalement bien pour lui qu’il soit le fils officiel de ce Boche pas si boche… bon… en attendant, j’ai toujours la dalle moi… Voyons… une croûte de pâté et de ce pain d’avant-hier qui se garde…

Avec un couteau à lame large, Gaspard trancha la terrine de pâté de lapin et acheva son repas tandis que là-haut, la Nadine ronflotait doucement.

Triste vieillesse, terrible solitude pour l’ex maire de Sainte-Marie-Les-Monts.

 

*****

 

772, quelque part entre Worms et Lhassa dans une aire géographique assez vaste.

Worms (Allemagne)

D’étranges silhouettes de plus d’1m90 de stature, toutes vêtues d’une robe blanche de moine, progressaient lentement à pas comptés sur un mauvais sentier. Tout en cheminant, les hommes marmonnaient une litanie dans un langage inconnu. Or, un fait incroyable survenait peu à peu. En effet, lesdites silhouettes se dédoublaient. Enfin arriva le moment où, scindés en deux groupes distincts, ces êtres étranges prirent d’autres chemins. Un groupe se dirigea vers l’Orient, tandis que l’autre optait pour l’Occident. Les moines qui progressaient vers Cathay puis le Tibet, voyaient leur apparence modifiée. Les robes, de blanches, virèrent au jaune safran, puis leurs cheveux disparurent pour laisser la place à des crânes fraîchement rasés. Ressemblant davantage aux prêtres bouddhistes, ils pouvaient se fondre parmi la population. Toutefois, leurs yeux bleus tranchaient ainsi que leur teint d’ivoire.

Le groupe occidental ne connut pas ces problèmes. Toutefois, là, les robes monastiques virèrent au noir, semblables aux bures bénédictines.

Mais étions-nous bien en 772 ? Miroir déformant, reflet sans cesse reproduit…

 

*****

 

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