Un goût d'éternité 6e partie : Otto : 1956 (1).

 

1956


26 Mai 1955, aéroport de Belgrade. 

Illustration.

Otto Möll assistait en témoin privilégié à la réconciliation soviéto-yougoslave. S’il s’était rendu en Yougoslavie, ce n’était nullement par hasard. Deux raisons majeures l’y avaient poussé. Tout d’abord, il avait besoin d’effectuer un court voyage d’étude dans ce pays afin de rendre service à Franz, occupé par ailleurs. En effet, le duc von Hauerstadt avait d’autres préoccupations en ce mois de mai 1955. Deux des connaissances de l’ex-baron l’avaient informé qu’il existait des traces sérieuses de la présence du chevalier della Chiesa dans la ville vers 1760. Otto, qui voyait d’un œil non pas admiratif mais soulagé tout ce qui pouvait encourager la paix dans le monde avait donc fait coïncider son séjour en Yougoslavie avec l’entrevue historique Tito-Khrouchtchev. 

Photographie d'un homme souriant saluant depuis la fenètre d'un wagon

D’autre part, notre quinquagénaire n’était pas le seul à suivre les traces de della Chiesa. Le journaliste italien Perretti enquêtait lui aussi sur un éventuel voyage du chevalier napolitain, voyage que ce dernier était censé avoir effectué dans la région vers la fin de l’année 1759 ou au tout début de l’année 1760. Or, à cette époque, les Balkans étaient encore possession ottomane. Des bruits couraient sur le fait que le Napolitain aurait été initié par un sage musulman à certains arts occultes.

Toujours est-il que, pour l’heure, en ce 26 mai 1955, noyé parmi la foule, Otto écoutait avec la plus grande attention le discours prononcé par le maréchal Tito, celui-ci tout vêtu de blanc. Pour l’ex-baron, la présence de Khrouchtchev à Belgrade était bien là le signe encourageant de l’éloignement d’un éventuel conflit mondial. Tout espoir était bon à prendre.

Mais revenons au duc Franz von Hauerstadt. Le jeune homme ne se trouvait pas en Yougoslavie mais en Suisse, à Genève plus précisément en compagnie de toute sa famille. Il avait décidé d’offrir à Elisabeth ce voyage afin de célébrer convenablement le dixième anniversaire de leur mariage. Une sorte de lune de miel avec dix ans de retard. Le couple et les trois enfants, sans oublier la nurse, une Cajun répondant au prénom de Marie, étaient descendus dans un grand hôtel situé sur les bords du Lac Léman, non pas un palace clinquant et tapageur, mais un de ces hôtels au confort discret, à l’ameublement cossu et au décor suranné. Connu d’une poignée d’habitués, le lieu avait été recommandé par Stephen Mac Garnett à Franz.

- Lorsque je vais en Suisse, je me rends à l’hôtel les Ambassadeurs, un vieux bâtiment certes, mais douillet où l’on est bien accueilli, avait-il déclaré à son ami un soir. Je pense qu’il vous conviendra parfaitement. 

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- Merci pour ce renseignement, avait répondu Franz. Je prends note de l’adresse. Dès demain, je vais réserver des chambres pour ma petite famille.

Pour le voyage en avion, Elisabeth avait revêtu un délicieux tailleur gris prince de Galles à col blanc comme d’ailleurs les poignets de la veste de ladite tenue, à jupe serrée et moulante, comme il était d’usage au mitan des années 1950, à toque noire assortie dans les cheveux remontés en chignon.

Mais, suffoquée par le temps exceptionnellement lourd qu’il faisait à Genève, la jeune femme s’empressa de changer de tenue une fois installée dans la suite de l’hôtel. Elle passa une robe nettement plus estivale. En moins de dix minutes, toujours élégante dans sa robe chemisier bleu pastel, les bras nus, Lisbeth avait également habillé les enfants, refusant d’abandonner cette tâche à la nurse.

- Mais, m’dame, avait grommelé Marie. C’est à moi de le faire.

- Mais non, Marie, j’éprouve une grande joie à m’occuper des enfants, avait répliqué la duchesse sur un ton sans réplique. Allez plutôt vous rafraichir, puis, vous vous occuperez des malles.

- Oui, m’dame… merci…

- Ah… votre chambre est au même étage que notre suite. Ainsi, cela vous évitera de prendre l’ascenseur ou les escaliers.

Après un léger salut, la domestique se rendit dans la chambre qui avait été louée pour elle. Il s’agissait, non pas d’une mansarde, mais d’une pièce confortable, élégamment meublée, avec une salle de bains attenante et une penderie qui pouvait contenir une dizaine de tenues au minimum. Les deux fenêtres donnaient sur le Lac.

- Ouah ! Si je m’attendais à ça ! s’exclama Marie. C’est aussi luxueux que chez madame… Il faudra que je la remercie pour cette générosité.

Les trois enfants de Lisbeth n’avaient fait aucun caprice lorsqu’ils avaient été changés par leur mère. Ce n’était pas leur genre de se conduire comme des petits riches mal élevés. François, âgé de dix ans désormais, portait un léger pantalon de toile de couleur vert foncé avec une chemisette rayée assortie ainsi que des sandalettes de cuir avec des socquettes blanches. Le garçon était le vivant portrait à la fois de son véritable géniteur mais aussi de son oncle François, toujours en froid avec Elisabeth en cette année 1955. Châtain, les yeux noisette et le regard éveillé, le teint parsemé de taches de rousseur, l’air décidé, voilà comment se présentait le jeune comte von Hauerstadt. Il ne ressemblait ni à sa sœur ni à son petit frère.

Cécile, à huit ans, savait déjà parfaitement ce qu’elle voulait. Mais elle composait toujours avec les ordres de sa mère, se refusant à se disputer avec sa chère maman. Elle avait hérité de l’abondante chevelure de Lisbeth mais pas de sa couleur. Blonde comme la grand-mère paternelle qu’elle n’avait hélas pas connue, elle faisait le bonheur et de son père et de ses arrières grands-parents car elle leur rappelait la délicieuse Amélie de Malicourt dans ses jeunes années. Toutefois, la petite fille avait les mêmes yeux bleu gris que Franz ainsi d’ailleurs que son ovale. La fillette était désormais vêtue d’une robe jaune paille en maille à petites manches ballon. Dans le dos, au niveau de la taille, un nœud ornait la tenue. Quant à l’encolure, il y avait un petit col en broderie anglaise. Dessous, un jupon blanc empesé à l’amidon venait transformer en corole de fleur la jupe de la robe. Les pieds avaient été glissés dans des chaussures blanches à barrettes avec des socquettes en coton assorties. Quant aux cheveux blonds, relevés en chignon appelé « tomate », ils laissaient admirer un ruban jaune qui se mariait à celui passé à la taille. Ah ! Dans toute cette tenue « trop clean » mais de mise en 1955 pour les petites filles bien éduquées, il y avait également les petits gants en dentelle blanche.

- Maman, avait gémi la fillette, je ne peux pas avoir des sandales comme François ? Maintenant, je suis grande, non ?

- Cécile, cela ne se fait pas de porter des sandales au mois de mai. Ce n’est pas élégant.

- Mais François, lui, est vêtu de manière plus… décontractée. Je souffre avec ce jupon et ces gants.  

- Veux-tu décevoir ton père ?

- Bien sûr que non ! s’était récriée la fillette.

- Alors, tais-toi.

- Oui, maman.

Le petit dernier, Friedrich ou Frédéric, selon l’humeur de Lisbeth, était, quel veinard, beaucoup plus libre de ses mouvements. En effet, il portait un pantalon court bleu ainsi qu’un polo blanc qui le faisaient ressembler à un tennisman en miniature. Quant à ses pieds, ils étaient enfermés dans des chaussures à lanières comme il était encore d’usage en 1955. A cinq ans, il n’était pas question qu’il aille sans socquettes. Celles-ci étaient donc en coton et de couleur bleue comme le pantalon.

Le dernier des von Hauerstadt avait tous les traits de son père avec cependant quelque chose de Peter, le frère de Franz au destin si tragique. Il était grand pour son âge, mince et la figure allongée. Réfléchi et peu bruyant, avec une maturité peu commune, ses yeux noisette observaient tout et tout le monde. Comme ses aînés, il parlait parfaitement le français, l’anglais et l’allemand.

Lorsque les von Hauerstadt revinrent dans le hall d’accueil, une surprise pas si agréable les attendait. Marc Fontane était descendu dans le même hôtel. Désormais médecin cardiologue réputé, il se trouvait à Genève pour un congrès dans lequel il devait faire une intervention remarquée. Il avait pris soin de laisser son épouse à Strasbourg. Mais la délaissée ne l’avait pas entendu de cette oreille et avait suivi son mari volage non pas dans le même avion, mais en train. La jeune femme venait tout juste d’arriver et avait fait une scène à Marc et ce, devant le réceptionniste, un prénommé Gilbert, qui, ahuri, essayait de ne pas montrer son mécontentement. Avec un calme à toute épreuve, l’homme, la quarantaine bien sonnée, était enfin parvenu à calmer Helen.  Puis, le directeur de l’hôtel, monsieur Girard, originaire de Lausanne, avait accompagné l’Alsacienne jusque dans sa chambre, lui commandant une bouteille de champagne pour lui faire oublier la déconvenue qu’elle avait subie. 

Lausanne

Les von Hauerstadt et madame Marc Fontane se croisèrent dans l’ascenseur mais, évidemment, ne purent se reconnaître.

Pendant ce temps, Marc contresignait le registre de l’hôtel les Ambassadeurs. Alors, inévitablement, le Normand vit, tout en haut de la page, les noms du duc et de la duchesse von Hauerstadt. La signature n’avait pas une heure et l’encre en était encore fraîche.

- Monsieur Gilbert, je viens de lire un nom qui appartient manifestement à la haute société… votre hôtel est fréquenté par le meilleur monde.

- Oui, monsieur, c’est tout à fait exact. Vous comprenez que ce qui s’est passé tantôt ne doit pas se renouveler.

- Je vous le promets. Mon épouse a un caractère… affirmé. Mais rassurée, elle prendra garde à ne plus commettre un tel impair.

- Tant mieux, monsieur Fontane.

- Donc le duc von Hauerstadt est descendu ici ? Il s’agit bien de Franz von Hauerstadt ?

- Le « F » du prénom le confirme, monsieur. Connaîtriez-vous monsieur le duc ?

- Un peu, marmonna Marc entre ses dents.

- Vous savez, c’est le plus riche mécène de ces cinq dernières années.

- Ah ? Expliquez-moi donc, monsieur Gilbert, ce que vous savez sur la richesse de monsieur von Hauerstadt.

- Bien volontiers. Fortune plus qu’immense… cinq propriétés en France, en RFA, aux Etats-Unis… un chalet en Bavière à ce qu’il me semble, un château également, la demeure familiale à ce que je crois avoir entendu, un yacht, modeste, oui, mais tout de même… et j’en oublie certainement. Monsieur von Hauerstadt ne jette pas l’argent par les fenêtres. Loin de là. Il est venu ici, en Suisse, fêter les dix ans de son mariage avec madame son épouse.

- Hem. Mais comment a-t-il pu reconstituer sa fortune ? Je le croyais ruiné.

- Sa fortune a commencé lorsque le gouvernement de l’Allemagne Fédérale l’a indemnisé de la perte de ses biens sous l’Empire hitlérien. Ingénieur physicien, monsieur le duc a découvert un procédé inédit qui a révolutionné la physique nucléaire d’après ce que l’on m’a dit. Ne m’en demandez pas davantage, je ne suis pas un scientifique. Son brevet lui a rapporté énormément. Des millions de dollars. Avec les dividendes, il a investi en Orient et dans l’aéronautique. Il est l’un des actionnaires les plus importants de l’Oil Standard Corporation…

- Une telle chance ! C’est tout à fait incroyable…

- Une chance méritée. Comme je vous le disais, monsieur von Hauerstadt est un authentique mécène. La moitié de ses revenus sert à financer la recherche scientifique, la génétique mais aussi les transports. Il consacre également au moins un quart de ses revenus à traquer les criminels de guerre nazis. Ainsi, la justice lui doit la capture d’une vingtaine d’anciens officiers de la SS et de la Wehrmacht réfugiés en Amérique latine. Tenez… l’an passé, justement, le capitaine Helmut Müller, le véritable auteur des massacres de Dniopr, avec ce colonel SS dont le nom m’échappe…

- Euh… Gustav Zimmermann…

- Ah oui ! Vous vous en souvenez… Mais je reprends… le dénommé Müller a été arrêté par monsieur von Hauerstadt en personne. Au Mexique… mais ce Zimmermann…

- … est mort depuis pas mal de temps, monsieur Gilbert.

- Mais voici monsieur le duc justement, qui descend les marches qui mènent au hall, accompagné par son épouse et ses trois enfants. Je vais vous avouer quelque chose, monsieur Fontane… madame la duchesse est bien la plus belle femme que j’aie vue de toute mon existence ! Ce port de reine, ce teint de pêche, cette taille si mince… tout ce que porte madame est une merveille sur elle.

Malgré lui, Marc se retourna, poussé par la curiosité. Bien qu’il se trouvât à dix mètres de la jeune femme, il la dévisagea et la reconnut immédiatement.

- Mon Dieu, marmonna-t-il. Il s’agit bien d’Elisabeth. Quelle métamorphose ! Une véritable transfiguration. Mais c’est bien son ovale… la teinte de ses cheveux, de ce roux magnifique, inoubliable… 

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Or, Elisabeth et Franz s’apprêtaient à faire le tour de la ville. Tous deux n’avaient nullement prêté attention à cet homme, légèrement bedonnant, le cheveu désormais rare, en train de discuter avec le réceptionniste.

- Un peu de patience, Lisbeth… je remets les clés de notre suite à monsieur Gilbert. Que dirais-tu d’aller faire les boutiques aujourd’hui ? Il est encore tôt et elles doivent être ouvertes.

- Cela me va tout à fait… mais d’abord, je souhaiterais déguster quelques spécialités du pays… dépêche-toi, Franz. En t’attendant, je vais voir si Life Magazine a paru…

Tandis que Franz se rendait à la réception, Marc, tournant le dos au jeune duc, faisait le trajet inverse, attiré comme un aimant par la duchesse von Hauerstadt. Lisbeth laissait un doux sillage parfumé, des effluves de Shalimar, sur son passage.

- Voyons, marmottait Elisabeth… où ai-je glissé mon porte-monnaie ? Suis-je donc si étourdie que je ne m’en souvienne pas ?

-Maman, je t’ai vu le mettre dans la poche droite de ton sac, fit Cécile.

- Oui, ma fille, tu as bien vu.

Lisbeth, fouillant dans son luxueux sac de cuir blanc, trouva enfin ledit porte-monnaie, assorti, comme il se devait, audit sac.

Alors, Marc Fontane, n’y tenant plus, osa lui adresser la parole.

- Elisabeth… Elisabeth…

La duchesse releva la tête, étonnée. Après avoir marqué un bref étonnement, elle fit.

- Ja ? Was ist das ?  Euh… Marc… Marc Fontane…

- Après tant d’années, tu m’as donc reconnu…

- Comment aurais-je pu t’oublier ? répondit durement Elisabeth.

- J’ai… oui, j’ai regretté, tu sais d’être parti.

- Vraiment ? Je n’en crois pas un mot.

- Elisabeth… cela m’a fait mal d’avoir dû te laisser, t’abandonner… je n’ai jamais cessé de penser à toi, durant tout ce temps…

- Tu me mens, Marc, comme autrefois, tu te mens… excuse-moi, mais j’ai à faire. Tu m’importunes grandement… Voici d’ailleurs Franz qui a terminé.

- Tu m’en veux donc encore après onze années ? Mais notre enfant ? Qu’est-il devenu ? il doit être grand maintenant…

- Notre enfant ? Tu plaisantes, non ?

- S’agit-il du plus âgé des trois ?

François, qui se tenait prêt de sa mère, leva les yeux et fit la moue.

Or, à cet instant, Franz se mêla à la conversation.

- Ma chérie, à qui parles-tu ? Qu’avez-vous, les enfants ? François, dis-moi… est-ce ce monsieur qui vous ennuie ?

- Ja, Vati, répondit volontairement François en allemand. Wer ist dieser Mensch ?

- Euh… mais c’est Marc Fontane, enchaîna le duc en français. Vous êtes toujours médecin ? ah… C’est pour cela que vous êtes à Genève… pour le congrès… 

 Genève

- Oui, toujours… excusez-moi de vous avoir dérangé, monsieur von Hauerstadt, et vous madame… je demandais… simplement des nouvelles de … mon… fils…

- Vous voulez parler de François, sans doute ?

- Exactement…

- Je regrette, monsieur Fontane, mais François n’est pas votre fils… Il ne vous ressemble nullement… sur ce, je suis certain que vous nous pardonnerez à Lisbeth et à moi-même, mais j’ai promis à ma petite famille de l’amener voir tout ce qu’il y a à voir dans cette belle ville, notamment l’exposition de peinture… des tableaux de Klimt par exemple… 

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- Marc, il est plus que temps de nous dire adieu, conclut cruellement Elisabeth.

- Elisabeth… encore une minute… je suis… désolé, profondément navré…

- Vous nous mettez en retard avec votre insistance, monsieur Fontane… Komm, meine Liebchen Lisbeth…

Suivant ses parents avec quelques secondes de retard, François demanda innocemment, mais en français cette fois :

- Papa, qui c’était le monsieur qui disait être mon père ?

- Un menteur… et un revenant qui, plus jamais, ne viendra nous importuner, François…

Momentanément rassuré par cette réponse, l’aîné entraîna alors son jeune frère et sa sœur à l’extérieur tandis que Franz, serrant amoureusement son épouse, lui disait tendrement au creux de l’oreille :

- Veux-tu que nous allions dans un autre hôtel, ma chérie ?

- Non, bien sûr que non, Franz… je ne crains pas ce fantôme… ne trouves-tu pas qu’il a drôlement vieilli ce Marc ? Il a grossi et…

- Il perd ses cheveux…

- Je suis si heureuse de ne pas avoir fait ma vie avec lui…

- Moi aussi, mon tendre amour…

Pendant ce temps, dans le hall de l’hôtel, Marc, immobile et pensif, marmonnait.

- Elisabeth, aujourd’hui, je me rends enfin compte combien j’ai eu tort… je n’aurais pas dû t’abandonner ainsi… tu as souffert… mais je voulais ignorer les lettres de père et de mère… j’’aurais tant voulu te dire que je m’étais trompé… j’étais sottement jaloux… je t’aimais, sincèrement, oui, réellement… mais j’ai quitté la place… j’ai eu peur des responsabilités… j’ai gâché ma vie… oui… je t’aimais et je… t’aime encore… sois heureuse… et Franz également… mais vous n’avez pas besoin de mes vœux… tardifs…

Le soir, la famille von Hauerstadt alla dîner dans une auberge, sans façon. La soirée était belle et chaude, l’orage ayant fini par s’éloigner en allant déverser ses eaux ailleurs, près d’Annecy. Elisabeth avait abandonné sa robe chemisier et choisi de revêtir une robe à bretelles, avec des bouquets de fleurs vertes imprimées sur fond blanc. L’ample jupe s’évasait grâce un jupon de dentelles de Calais tout amidonné. Les chaussures étaient de mignonnes sandalettes blanches du cuir le plus fin à talon de huit centimètres de haut. La jeune femme avait laissé libre ses cheveux et ceux-ci cascadaient sur ses épaules. Franz, quant à lui, était vêtu sans ostentation d’une simple chemise de percale mais signée d’un grand nom londonien. Au bas mot, le vêtement coûtait trente livres. Quant au pantalon, en tergal gris clair, sa coupe était la perfection même.

Les von Hauerstadt se régalèrent d’une fondue délicieuse et d’une glace à la vanille. Même Friedrich, qui, d’habitude, se montrait assez réservé quant à la nourriture, ne laissa rien dans son assiette. Raisonnables, les adultes se contentèrent d’un verre de vin blanc. Les enfants burent de l’eau minérale gazeuse.

Lorsque le duc et la duchesse regagnèrent leur hôtel, Marc Fontane l’avait quitté, préférant descendre ailleurs, au grand soulagement du directeur, l’aimable monsieur Girard.

Ce fut cette nuit-là, justement, que les derniers enfants du couple furent conçus, des jumelles qui répondraient bientôt aux prénoms de Liliane et Sylviane.

 

*****

Toutefois, François restait préoccupé par l’étrange rencontre effectuée dans le hall de l’hôtel. Cela se voyait sur son visage habituellement ouvert et souriant mais maintenant sombre. Souvent, le jeune garçon avait les yeux dans le vague et les sourcils froncés. Un matin, alors qu’il avait achevé sa toilette et qu’il n’était pas pressé de prendre un petit-déjeuner pourtant alléchant, le petit comte mettait du temps à s’habiller, au grand dam de mademoiselle Marie. Ne sachant comment s’y prendre avec François, n’osant le houspiller, la nurse alla trouver madame la duchesse et lui fit part de l’humeur bizarre de l’enfant.

- Quand avez-vous remarqué ce changement d’humeur ? Questionna Elisabeth quelque peu inquiète.

- Il y a deux jours, m’dame, répondit la domestique. Le lendemain matin de notre arrivée ici, à Genève.

-Ah. Naturellement François ne vous a rien dit…

- M’dame, votre fils ne me fait aucune confidence… il s’est toujours montré réticent à m’ouvrir son cœur.

- Je vois. Eh bien, je vais essayer de lui parler… ce matin-même. Avant le petit-déjeuner si possible.

- Oui, m’dame. Mais…

- Mais ?

- Voilà, m’dame… je pense qu’il vaudrait mieux que ce soit monsieur le duc qui devrait avoir un entretien avec François.

- Pourquoi cela ?

- Euh… monsieur a toujours été proche du jeune comte, m’dame… il ne se passe pas un jour, un soir, où tous deux jouent ensemble aux échecs, ou encore à assembler des maquettes d’avions. 

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- Entendu, Marie. Je vais parler à mon époux. Franz saura certainement tirer les vers du nez de François. Merci, Marie. Vous pouvez vaquer à vos affaires.

- Oui, m’dame.

La jeune nurse se retira, quelque peu soulagée d’avoir prévenu madame la duchesse.

Moins d’un quart d’heure plus tard, le duc von Hauerstadt frappait dans la chambre des enfants. François lui ouvrit, vêtu comme un adulte en miniature d’un beau costume gris clair et coiffé la raie sur le côté. Il sentait bon le savon et avait été interrompu alors qu’il mettait ses chaussures.

- Ah ! Guten Tag, Vati.

- Bonjour, François, répliqua Franz en français. Friedrich n’est pas là ?

- Non, papa. Il est sur la terrasse. Il avait trop faim pour m’attendre. Tiens, tu peux le voir d’ici. Il boit son verre de jus d’orange.

- Nous ne sommes pas pressés, ce matin, fit von Hauerstadt. Viens, nous allons nous asseoir sur le lit et discuter entre hommes tous les deux.

- Euh… je veux bien…

Après avoir embrassé son père, le jeune garçon s’installa sur le lit, laissant ses pieds dépasser en dehors. Ses chaussettes étaient blanches et propres.

- François, Marie a rapporté que tu n’allais pas très bien, débuta Franz.

- Je n’ai rien, papa, je t’assure.

- Ce voyage ne te satisfait pas ? Tu n’aimes pas Genève ?

- Ce n’est pas ça…

- Donc, il y a bien quelque chose qui te tracasse, mon fils.

- Mais non…

- Pourtant, tu ne sembles pas heureux…

- Je… m’ennuie…

- Toi ? Allons donc ! Ce n’est pas dans ton tempérament, François. Je te connais et cela, cette humeur morose ne te ressemble pas…

- Euh, papa, s’il te plaît…

- S’il te plaît, quoi ?

- Je n’ai pas envie de parler…

- De parler ou de me parler ?

- Je sais que jamais je ne te cache quelque chose, mais… aujourd’hui…

- Ecoute, François, je peux tout entendre… je suis ton père et je mérite ta confiance, non ?

- Ma confiance, dis-tu ? Tu ne m’as jamais menti ? Maman aussi ?

A ces paroles, Franz comprit ce qui assombrissait l’humeur de son fils.

- François, ce que tu ressens, ces doutes… oui, ces doutes, c’est à cause de l’incident de l’autre après-midi, n’est-ce pas ?

- Papa…

- A cause des propos de Marc Fontane…

- Papa, supplia le jeune garçon.

- D’accord… tu as dix ans… tu es assez mûr je pense pour entendre ce qui va suivre.

- Que veux-tu dire, Vati ?

- Ta mère et moi avons bel et bien un secret, mon chéri.

- Un secret de guerre ? Lorsque tu étais en poste en France ? Du… 

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- Du mauvais côté, allais-tu dire…

- Pardon…

- Cela ne me vexe pas, François.

- Je m’appelle François comme toi, la forme française du prénom. Pourquoi ?

- Il y a deux raisons à cela, mon fils. La première, c’est parce que Lisbeth aimait son frère lorsque tu es né…

- Mais ce n’est plus le cas aujourd’hui, sourit tristement le jeune garçon.

- La deuxième raison, c’est parce que ta mère m’aimait au-delà des… convenances… malgré le fait… que… je n’étais pas ton père sur le plan biologique…

- Euh…

- Je ne suis pas ton géniteur, François… je t’ai reconnu à la naissance…

- Je ne suis pas ton fils ? Mais…

- Si, mais pas par le sang… par amour…

- Je ne comprends pas…

- François, lorsque Lisbeth était jeune fille, elle a cru aimer quelqu’un d’autre… juste avant que je n’arrive en Normandie…

- Ce quelqu’un, c’était cet homme, ce médecin ?

- Oui… Marc Fontane. A l’époque, il avait tout pour plaire, surtout aux yeux d’une innocente romantique comme l’était Lisbeth.

- Parce que c’était un… résistant contre les nazis ?

- Exactement, mon fils. Alors, pour être plus proche de lui, Elisabeth s’est engagée dans le même réseau… et… pour lui prouver la sincérité de son amour, eh bien, elle est allée trop loin…

- Je… maman est tombée enceinte de moi.

- Oui… et Marc Fontane a cru que j’étais responsable de son état… parce qu’en fait, elle me préférait mais n’osait se l’avouer et me l’avouer… ensuite, avec la Libération, les choses se sont compliquées davantage encore…

- La suite, je crois la connaître, souffla François entre ses dents. Monsieur Fontane a laissé tomber maman et a préféré s’engager dans l’armée des Alliés.

- Le dépit l’y a poussé, François… la jalousie aussi.

- Papa, tu comptais me le dire un jour ?

- Oui, certes, mais pas si tôt… lorsque tu aurais eu seize ans…

- Ne me mens-tu pas en ce moment ?

- Non, François, je te le jure.

- Granny sait la vérité, n’est-ce pas ? Ton papy aussi…

- Oui, évidemment. Mais Grand-mère m’avait fait promettre de garder le secret vis-à-vis de toi. Toutefois, je pensais que tu méritais de savoir les circonstances de ta conception.

- Cécile et Friedrich la sauront aussi, cette vérité ?

- Plus tard, lorsqu’ils auront la maturité requise pour bien comprendre…

- Papa, m’aimes-tu comme si j’étais de ton sang, de ta chair ? demanda François avec un soupçon d’angoisse dans la voix.

- Seigneur, François ! s’exclama Franz. Que crains-tu donc, mon fils ? Ne t’ai-je pas prouvé mainte et mainte fois que je t’aimais et t’aime tout autant que ton frère et ta sœur ?

- C’est… bien vrai ?

- Oui, c’est vrai, mon fils… je t’ai mis au monde si tu veux tout savoir… avec madame Fontane, la mère de Marc… et, ensuite, alors que Lisbeth et moi avions à peine de quoi survivre, jamais, oh non, jamais nous ne t’avons privé, mon garçon… Lorsque tu avais de la fièvre, que tu faisais tes dents, qui t’amenait chez le médecin, au dispensaire ? Qui te donnait le biberon ? Qui te langeait, te lavait et t’habillait ? Qui te promenait ? Qui empêchait Sonntag de te griffer ?

 Chat bicolore

 Lorsque tu avais fait un cauchemar, qui te prenait dans les bras et te rassurait ? Qui était là pour toi et l’est encore, François ?

- Toi, papa… Toi… et maman… Tu es vraiment mon père…

Alors, les larmes aux yeux, ne voulant plus les retenir, François se jeta dans les bras de Franz et lui fit un câlin.

- Pardon, papa… merci… merci pour ton amour… Je t’aime…

- Moi aussi, je t’aime François.

S’embrassant tendrement, loin de toute étiquette, de tout formalisme, le père et le fils promirent de ne plus jamais rien se cacher désormais.

 

*****

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