Un goût d'éternité 6e partie : Otto : 1953 (4).
Le 31 juillet 1954, l’autonomie interne était accordée à la Tunisie grâce à Mendès-France.
Un des hommes robots de l’Ennemi filmait le discours de Carthage prononcé par le Président du Conseil français et ce, à but d’archivage.
Quelques mois plus tard, plus exactement le 23 octobre de cette année 1954 si riche en événements historiques, c’était la fin du régime d’occupation en Allemagne fédérale. Désormais, la RFA était admise au sein de l’OTAN.
Franz s’en réjouit, bien sûr. Mais il était loin de ses pénates, traquant ledit capitaine Helmut Müller non plus en Argentine mais bel et bien au Mexique. Dans cette course poursuite, Raoul d’Arminville l’accompagnait. Le vieillard avait décidément bon pied bon œil. Ses simagrées concernant un éventuel décès prochain de sa part étaient désormais oubliées. L’assassin exécuteur de Dniopr bénéficiait d’aides occultes, c’était pourquoi il avait pu anticiper et fuir l’Argentine. Maintenant réfugié à Chihuahua sous une fausse identité, celle de Paul-August Kramer d’origine néerlandaise, il était censé être un spécialiste de l’import-export.
Mais le jeune duc n’allait pas tarder à lui mettre la main dessus, ayant réussi à soudoyer la police du coin à coups de multiples liasses de dollars américains. Cette situation amusait énormément le sieur Raoul qui connaissait parfaitement l’âme humaine.
Ainsi, à bord de la Cadillac de son fils, l’ex-gentleman cambrioleur, tout en dégustant un taco fourré au poulet et parfumé au guacamole, disait à Franz :
- Mon petit, que vous le vouliez ou non, c’est l’argent qui mène le monde. Plus vous en avez, plus vous êtes considéré. Tout le monde est achetable, même la police… Surtout ici….
- Raoul, comme d’habitude, vous exagérez. Vous cultivez le cynisme avec une maestria digne d’éloges.
- La vie m’a appris beaucoup de choses, Franz.
- Hum…
- Bien plus que vous pouvez le supposer. Depuis le temps lointain où je m’exerçais dans les palaces, rien n’a changé ou presque. Les petites gens, les fonctionnaires mal payés et mal considérés sont corrompus par nature.
- Je ne dirais pas cela, mon… père.
- Vous vous refusez à voir la réalité en face parce que vous êtes né avec une cuiller en argent dans la bouche.
- N’était-ce pas votre cas ?
- Hélas, pas tout à fait. Certes, je me nomme Raoul d’Arminville et j’ai vécu une partie de mon enfance dans une gentilhommière charmante, mais voilà, ma famille était ruinée, n’ayons pas peur des mots… la faute à des ancêtres plutôt portés sur la bagatelle et sur le jeu que sur la vertu cardinale de faire fructifier leur héritage. Quant à mon paternel, escroc plus ou moins patenté, il a mal fini.
- D’accord. Loin de moi l’idée de ranimer chez vous de mauvais souvenirs… mais, il est temps d’aller voir ce qu’il en est dans cette villa de troisième zone… avez-vous pris la précaution de vous armer ?
- Pour quoi faire, fils ?
- Euh… Ce Müller n’est pas seul. Il a deux séides à son service.
- Des clodos portés sur la bouteille. Vous êtes assez aguerri pour en venir à bout tout seul, Franz.
- Merci pour cette preuve de confiance, Raoul, mais une balle perdue peut avoir raison de votre bel optimisme.
- Tu le sais, fit Raoul avec un sourire indéfinissable, je déteste les armes.
Von Hauerstadt ne releva pas que son père était passé au tutoiement. Il préféra vérifier le cran d’arrêt de son Mauser et sortit du véhicule avec moultes précautions. Raoul se hâta de l’imiter.
*****
Le soir était tombé et le soleil d’or ne parait plus le ciel velouté de ses écharpes embrasées. Toutefois, dans la calme ruelle, on pouvait entendre chanter un oiseau, un colibri ou un merle. Peu habitué à écouter les pépiements des volatiles emplumés, sa jeunesse depuis longtemps enfuie, Raoul d’Arminville tâtait ses poches, s’assurant qu’il avait bien glissé un sifflet dans l’une d’entre elles. C’était là le moyen convenu pour alerter les policiers postés à cent cinquante mètres de la demeure du pseudo-Kramer si jamais la situation se gâtait.
Dans la petite allée sablonneuse garnie de cactus, Franz avait pris une légère avance sur son géniteur. Ses yeux voyaient suffisamment pour deviner, près d’un buisson, la présence d’un des hommes de main de Müller. Mais où se dissimulait l’autre ?
Tandis qu’il se posait la question, le deuxième garde sortit d’un garage, un mégot rougeoyant aux lèvres.
- Miguel, fit le premier, alors, cette vessie ? Elle s’est suffisamment vidée, hombre ?
- De quoi te mêles-tu, Pepo ? Est-ce que je m’inquiète lorsque tu vas caguer, moi ? Occupe-toi de tes affaires…
Franz dissimulé derrière le tronc sec d’un arbre, esquissa rapidement un sourire.
- Des bras cassés, à mon avis.
Alors, rampant prudemment sur la terre assoiffée, il parvint juste derrière Miguel et d’un coup de manchette le fit sombrer dans l’inconscience. Pepo réagit avec un brin de retard. Maladroitement, il sortit son revolver. Mais le temps qu’il tire, lui aussi gisait sur le sol, tout à fait groggy.
Tout cela n’avait pas même pris quinze secondes. Raoul rejoignit le duc et lui fit dans un murmure à peine perceptible :
- Bravo, mon rejeton ! Je suis fier de vous.
- Silence, répliqua Franz. Le plus dur reste à venir.
- Bah ! La chance est avec nous.
Toutefois, se glissant derrière la villa, les deux intrus pénétrèrent dans la demeure par la porte entrebâillée de ce qui tenait lieu de cuisine. Les deux étrangers laissèrent leurs yeux s’habituer à l’obscurité.
Puis, d’un pas feutré, le père et le fils entrèrent dans la pièce adjacente, le salon salle de séjour. Sur le divan, une silhouette était assise, fumant un cigare tout en feuilletant d’un œil distrait un magazine en anglais. Etait-ce Helmut ? Oui. L’ancien lieutenant-colonel de la Wehrmacht identifia l’homme presque immédiatement.
Müller n’avait rien entendu. Ce fut pourquoi il sursauta brusquement lorsque Franz éleva la voix dans le silence de la maisonnée.
- Buenas dias, seňor Kramer… Ou plutôt, Guten Abend, Herr Hauptmann Müller.
- Himmelgott ! Wer ist da ?
- Herr Kommandant Franz von Hauerstadt, poursuivit Franz d’un ton railleur, son Mauser braqué en direction de l’ex-capitaine.
- C’est impossible, balbutia Helmut.
- Pourquoi ? Parce que vous avez pris soin d’échapper aux espions qui étaient à vos trousses ? En achetant les édiles et les alcades du pays ? Eh bien, vous vous êtes trompé. Les hommes qui vous traquaient depuis plusieurs mois étaient à ma solde, suffisamment payés pour ne pas perdre votre piste. Holà ! Pas de geste inconsidéré, capitaine ! Je ne suis pas venu seul…
Derrière Franz, une sombre silhouette se détacha. Comme il faisait assez obscur dans la pièce car le lustre était éteint et qu’une petite lampe d’ambiance était allumée, Müller ne put discerner l’âge du deuxième intrus. De toute manière, cela n’aurait rien changé, Raoul d’Arminville étant assez costaud et encore assez habile pour venir à bout de Helmut dont les dix-neuf ans passés à se la couler douce avaient modifié suffisamment le corps pour le faire désormais ressembler à une caricature du sergent Garcia avec un peu d’avance sur la chronologie.
- Que voulez-vous, Herr Von Hauerstadt ?
- Que vous me suiviez dans un premier temps jusqu’au consulat de la RFA…
- Euh… Pourquoi ?
- Allons… ne vous montrez pas aussi sot ! Vous êtes recherché par le gouvernement de Bonn mais aussi par le Mossad israélien.
- Vous espérez me livrer à ces… Juifs ?
- Naturellement. Le gouvernement de l’Allemagne fédérale a passé un accord vous concernant. Vous êtes gênant… il vaut mieux pour vous vous retrouver à Tel Aviv plutôt qu’à Moscou, ne croyez-vous pas ?
- Je… Je n’étais pas le seul coupable dans cette affaire, hasarda Helmut. Vous y étiez également que je sache à Dniopr ! Moi, je n’ai fait qu’obéir aux ordres de Zimmermann et de Kulm.
- Encore cette antienne. Cela devient lassant. Debout, les mains levées bien visibles. Mon ami Raoul et moi allons vous conduire au poste de police le plus proche. Puis au consulat.
- Jamais ! Je tiens à ma peau, moi !
Alors, avec un geste de désespoir, Müller lança une grosse coupe en cristal en direction de son adversaire, croyant le désarmer facilement. Mais Franz avait anticipé cette action et son Mauser cracha presque simultanément une balle. Celle-ci atteignit Helmut à la main gauche, lui brisant trois doigts.
- La prochaine fois, je viserai une partie vitale, jeta froidement l’ex-lieutenant-colonel.
- Salaud !
- Raoul, si vous voulez bien bâillonner ce pleutre ? demanda poliment le duc à son père.
- Avec joie, Franz, répondit d’Arminville dans un allemand d’une pureté qui n’avait rien à envier à celle de son fils.
En dix secondes, Helmut se retrouva donc muet et neutralisé.
Encore une minute et la police mexicaine de Chihuahua se pointait grâce au coup de sifflet lancé par le Raoul.
Lorsque le lieutenant de service réceptionna le prisonnier, il eut un sourire de barracuda à la vue de Kramer.
- Muy bien, Señores. Ce type, nous l’avions à l’œil depuis un petit moment. Il s’adonnait à des trafics louches… cocaïne et ainsi de suite…
- Certes, jeta Von Hauerstadt, mais ce n’est pas pour cela que nous sommes ici. Il y a un mandat d’arrêt international contre Helmut Müller, alias Paul-August Kramer.
- Je le sais bien… mais… la justice de ce pays a la priorité, non ?
D’Arminville jeta un rapide coup d’œil en direction de Franz. Un regard qui signifiait beaucoup et que le jeune Germano-Américain comprit aussitôt. Alors, sortant négligemment un portefeuille abondamment garni en billets de cent dollars, il en tendit une dizaine au lieutenant de police.
- Hum… Je pense que voici le solde de ce qui était convenu, murmura-t-il avec ironie.
- Tout à fait… la vie est si chère ici, dans ce trou perdu, soupira ostensiblement le gradé.
- Ah ? Vous en voulez davantage ? Un reliquat de cinq billets supplémentaires ? Et vous nous ficherez la paix ?
Le ton de Franz avait changé. Il était devenu dur et méprisant. Le lieutenant comprit qu’il ne devait pas aller trop loin avec ce Boche qui savait admirablement se servir de son Mauser. Quant au vieil homme qui l’accompagnait, il ne savait pas trop quoi penser de lui. Mais il ne le sentait pas pour parler familièrement.
- Messieurs, inutile de nous fâcher. Nous sommes d’accord. Nous allons vous escorter jusqu’au consulat… Vous pouvez compter sur notre entier dévouement.
D’un geste brusque, le lieutenant ordonna à ses sous-fifres de remonter dans la voiture de police et d’accompagner ces messieurs. Ligoté, Helmut n’osait fulminer. La douleur lancinante de sa blessure l’avait visiblement calmé. Désormais, il ne tenterait plus rien jusque dans le bimoteur qui l’amènerait jusqu’à Mexico. Il en irait de même ensuite dans l’avion en direction de Bonn.
Tandis que Franz conduisait sa grosse Cadillac de location, Raoul lui murmura dans son français gouailleur :
- Alors mon neveu, satisfait par la tournure de cette valse ? Bigre ! Dans cette histoire, tu as claqué au moins vingt mille dollars. Ce n’est pas la traque de ces foutus nazis qu t’enrichit, fiston.
- Ce n’est pas cela que je cherche, Raoul…
- Oui, je sais… Tu veux te refaire une… virginité…
- Comment dois-je prendre ces paroles, mon père ?
- Euh… pardon… je ne voulais pas te blesser… au contraire… moi aussi, j’ai commis tout un tas de sottises… à commencer par me fâcher avec ma mère, une sainte femme, crois-moi.
- Elle est morte de chagrin…
- Alors, là, c’est toi qui me poignardes, fils !
- Nous allons cesser ce duel verbal qui n’a pas lieu d’être entre nous…
- J’approuve. Tous deux, nous sommes assez grands pour oublier nos défauts et nos bourdes de jadis. Je te promets de ne plus jamais faire allusion à notre lourd passé, Franz. Juré !
- Soit. J’enregistre cette promesse.
- Puisque la paix est signée, eh bien, je suis heureux de revoir ta chère Lisbeth et tes charmants enfants… Friedrich m’appelle tonton avec une naïveté désarmante. Même ton chat a fait ami-ami avec la vieille carcasse que je suis.
- Et pour cause ! Vous l’achetez avec des douceurs et du poisson. De la lotte ou de la sole… Ne niez pas. Je vous ai surpris peu avant que nous entreprenions ce voyage…
Ce fut ainsi que les deux hommes, réconciliés, atteignirent le consulat de la RFA, discutant de tout et de rien sur un ton badin.
Cinq jours plus tard, Helmut Müller était livré d’abord aux autorités de l’Allemagne fédérale, ensuite au Mossad.
*****
1er novembre 1954. La France quittait une guerre de décolonisation pour se frotter à la suivante. Kabylie, les Aurès, Alger… Toute une série d’attentats qui devaient entrer dans l’histoire sous le nom de Toussaint Rouge.
Pierre Mendès France affirma avec force que les trois départements d’Algérie étaient et resteraient français.
Le 26 janvier 1955, le Président du Conseil nomma Jacques Soustelle, gaulliste, gouverneur général de l’Algérie.
Mais, accusé de laxisme, Mendès France fut renversé le 5 février. Il n’allait être remplacé par Edgar Faure que le 23 du même mois.
*****
Or, ce même jour, Wladimir Belkovsky se trouvait à Versailles pour se produire en concert durant lequel il serait tour à tour interprète et chef d’orchestre. Il devait notamment diriger la célèbre Symphonie du Nouveau Monde de Dvorak.
Or, Johann van der Zelden était déterminé à en finir avec ce « sulfureux piailleur » comme il avait la bonté de surnommer le musicien virtuose. Il outrepassait les ordres du Commandeur Suprême avec audace. C’était la première fois qu’il osait ainsi désobéir à son supérieur.
Homme de main à toute épreuve, d’une habileté sans pareille, dévoué au-delà de l’entendement, Xaxercos était parvenu à s’introduire comme machiniste vacataire au théâtre où devait se produire Belkovsky. L’homme-robot, dont personne ne se méfiait, avait pu placer une micro-bombe anachronique, dont la technologie était originaire du IIIème millénaire, plus précisément de l’an 2857, de la taille d’une puce bio-informatique d’une épaisseur d’un milliardième de micron, dans la fosse d’orchestre. Tant pis pour les victimes collatérales alors que seul Vladimir était visé par l’odieux attentat !
Le minuscule, ô combien, explosif, avait été incorporé à la partition conductrice à laquelle le Polonais ferait référence lors de la prestation musicale destinée à demeurer dans les annales. L’objet meurtrier se confondait avec le titre, l’encre même du titre La Symphonie du Nouveau Monde, titre repris dans le conducteur à la page 57 dudit ouvrage. Dès que Wladimir tournerait la page en question, la déflagration se déclencherait illico.
Mais ce qu’ignorait Johann, c’était que Pierre Duval, agent du Commandeur Suprême, un autre lui-même en quelque sorte, friand de musique classique, avait acheté un billet pour ce fameux et rare concert donné en France du prodige polonais. Avec une certaine surprise, Sergueï Antonovitch Paldomirov décela les ondes signalant un danger imminent dès que Belkovsky entama la direction de la célèbre symphonie.
Immédiatement, il alerta le Commandeur Suprême par-delà le temps et l’espace. L’Entité avait justement à faire en 1995 et pour cela, avait revêtu un aspect humain. Avec colère, la créature artificielle déduisit que l’Ennemi avait agi seul, outrepassant les ordres reçus. Furieux, il se rendit sans calculer chez Johann et l’apostropha sur un ton sans réplique.
A la vue de l’entité, van der Zelden sursauta. Sa mine rageuse lui fit comprendre qu’il était allé trop loin. L’algarade s’annonçait tel un orage d’une violence sans précédent. Cette scène mémorable avait lieu dans le bureau d’affaires déjà entrevu, au sommet du building new-yorkais de l’Ennemi.
- Comment Johann ? Que signifie ? gronda l’avatar du Commandeur Suprême.
Son teint écarlate, son cou empourpré dénonçaient une rage non dissimulée.
- Euh… monsieur, je ne comprends pas, mentit hasardeusement le financier.
- Taisez-vous ! Qui croyez-vous donc tromper ? Vous avez l’audace de me raconter des bobards alors que je lis en vous comme dans un livre ouvert ? Mon aide le plus précieux vient de me dire que vous avez amorcé une bombe, et quelle bombe, dans le but d’éliminer Wladimir Belkovsky. Oseriez-vous me mentir encore ?
- Monsieur, je ne…
- Stupide créature ! Par les 12 Sages ! Johann, je vous interdis, vous m’entendez bien, et surtout, vous me comprenez, de prendre désormais de telles initiatives personnelles. Votre cerveau primitif, à l’aune de ces humains tout aussi arriérés, ne peut pas saisir toute la portée de mon plan, des actions que je mène afin d’infléchir les événements dessinant la trame de l’espèce humaine. Actuellement, l’histoire est en train d’être modifiée selon mon bon vouloir. Elle aura lieu telle que je l’ai décidée, les causes et conséquences seront telles que je les ai décrites, c’est ainsi, cela sera, cela a été ! Minable vermisseau ! vous étiez en train d’oublier que vous me deviez votre existence. Vous n’êtes qu’un outil entre mes mains, Johann ! Un outil dont je puis me débarrasser s’il s’avère obsolète, usagé ou défaillant…
- Mais… Commandeur Suprême, insista Johann, laissez-moi m’exprimer… Jamais je n’ai eu l’intention de tuer ce Belkovsky… surtout en cette année 1955 alors que je sais pertinemment que vous avez décidé sa disparition en 1959. Les mémoires de la civilisation post-atomique numéro 4 confirment cette date. Elle vous arrange, j’en ai tout à fait conscience. Seules les circonstances de la mort du musicien doivent être redéfinies.
- Poursuivez… je veux voir jusqu’où vous êtes capable d’aller, animalcule…
- Euh… mes intentions étaient claires… à mes yeux, du moins… dissuader Belkovsky de rester l’associé et l’ami d’Otto von Möll… dans un premier temps. Ainsi affaibli, découragé, le Germano- Américain aurait alors cessé de poursuivre ses actions, ses recherches meurtrières à l’encontre de la grand-mère du véritable Johann van der Zelden… l’explosif aurait rendu le musicien handicapé, guère davantage, aveugle, tout au plus… l’ex-baron aurait perdu un soutien contre ses ennemis occultes… Quant à Michaël, lui aussi aurait été embarrassé avec un instrument de moins à son service…
- Intéressant… poursuivez…
- Partiellement désarmé, l’agent temporel aurait été nettement moins efficace contre nous… Johanna à l’abri, j’étais certain de voir le jour… du moins tout d’abord l’original… puisque je n’en suis qu’une copie… mais… en tant que copie, j’ai besoin d’un modèle, du corps du premier Johann van der Zelden… avez-vous envisagé l’hypothèse que Belkovsky réussisse son enlèvement de Johanna ? Si cela finissait par survenir, alors adieu le clone que je suis !
- Quel imbécile vous faites ! Mais à quoi aurais-je dû m’attendre de plus de votre part sinon à cela, à ce raisonnement enfantin ? Vous êtes à l’image d’un Homo Sapiens ordinaire… Johann, je suis à même de vous donner n’importe quelle identité et vous incarner dans n’importe quelle enveloppe corporelle. Je pense qu’il est nécessaire de vous donner davantage d’informations… Belkovsky est manipulé par Pierre Duval… du moins le sera-t-il bientôt, très bientôt… mon scénario était le suivant. Les deux hommes devaient faire connaissance ce même soir du 23 février… apprenez que tous, Wladimir, Sergueï Antonovitch, Otto et Franz, oui, y compris ce dernier, ne sont en réalité que les pions, cavaliers ou fous d’une partie d’échecs à l’échelle cosmique. Une partie que je conduis avec le brio d’un maître consommé. Je les laisse juste assez libres, leur longe est juste assez longue pour qu’ils croient posséder leur libre arbitre. Bien évidemment, je les surveille de près. S’ils vont trop loin, ne serait-ce que d’un milliardième de millimètre, ou d’une attoseconde, alors, hop ! Tant pis pour eux… c’est la trappe… sans regret ni remords de ma part.
- Euh…
- Johann, il est écrit dans les archives du monde duquel je suis originaire que Pierre Duval a été la pierre angulaire de ma civilisation. C’est pour cela qu’il doit se lier d’amitié avec Belkovsky.
- Je crois saisir. Grâce à Belkovsky, votre aide fera la connaissance de Franz von Hauerstadt…
- Enfin ! soupira bruyamment le clone du Commandeur Suprême. L’Allemand et le Soviétique, tous deux mélomanes, deviendront amis à leur tour. Qu’importe si Sergueï Antonovitch Paldomirov est amené à jouer un double, un triple ou un quadruple jeu ! Tour à tour agent secret français, allemand, soviétique ou américain, il est d’abord et surtout l’agent du Commandeur Suprême, mon agent privilégié, l’instrument incontournable de ma puissance et de ma prochaine victoire. Outil dont je me débarrasserai lorsqu’il aura fait son temps, assurément.
- Monsieur…
- Vous comprenez la menace, Johann ? Je sais très bien ce que vous pensez. A vos yeux, je ne suis qu’une machine, qu’un être artificiel qui a soif de pouvoir, qui veut supplanter les êtres biologiques, une IA qui dévie de sa programmation initiale. Mais, si je suis supérieur à tous les humains faits de chair et de sang, c’est parce que je suis l’aboutissement technologique de cent mille ans de tâtonnements et de recherches. Oui, j’ose le clamer : j’ai dépassé mes maîtres, les 12 S. A mon tour, logiquement et dans l’ordre des choses, je veux créer, façonner un Univers dans lequel toutes les passions, tous les sentiments, inutiles freins à l’intelligence, auront disparu. Je suis en train de mettre au point un monde fait et peuplé d’êtres mécaniques raisonnables.
- Monsieur, c’est… admirable…
- Oui, en effet. Pour cela, je détruis l’ancien monde, systématiquement, les humains imparfaits qui y vivent, ces caricatures pitoyables qui s’évertuent à se faire la guerre. Je les efface avec une certaine satisfaction… oui, je les encourage à s’entretuer, je les y aide…
- Une fois le Nouveau Monde advenu…
- Eh bien, le Grand Ordonnateur je serai… Voilà tout… Une beauté froide, ordonnée, impavide, inaccessible aux émotions… un être mathématique, fait de pensées logiques… la logique pure me gouvernera… le ciel sera alors rouge, jaune, vert, cyan… peu importe… Du moment qu’il sera parfaitement assorti aux besoins de ces planètes que je m’en vais modeler. Ces sphères chanteront une mélodie perçue par moi seul… une musique merveilleuse, à multiples tonalités superposées… espaces infinis emplis par ma volonté seule, naissant de moi, habités par mes créatures… plus de libre arbitre, plus jamais… puisqu’il conduit à la catastrophe… oui, je gouvernerai seul… commettant, si l’on doit en croire la religion judéo-chrétienne, le plus grand des péchés, le péché d’Orgueil !
- Monsieur…
- Oui, j’aspire à être Dieu et je serai Dieu !
Transpirant de peur, tout penaud et tremblant, Johann fit alors la seule chose envisageable pour lui, il s’humilia.
- Maître… je n’avais pas compris combien vous étiez grand… pardonnez humblement ma stupide inconséquence… j’avoue n’être qu’une créature ignorante et limitée. Désormais, je n’aspire qu’à être votre dévoué serviteur… le plus fidèle… prêt à aller jusqu’au sacrifice ultime.
- Ah ? Oui, je ne vais pas me défaire de vous encore… vous m’êtes d’une utilité non négligeable. Mais, souvenez-vous-en, Johann, je n’oublie jamais rien. C’est dans ma nature. Alors, retenez la leçon car il n’y en aura pas d’autre.
- Oui, maître.
- Je m’en vais.
A peine ces mots furent-ils prononcés que le Commandeur Suprême disparut. Il gagna instantanément le fin fond de la Préhistoire, plus précisément le début de l’Ere Primaire.
Après ce départ sans bruit ni fureur, le bureau de l’Ennemi parut vide. Osant enfin reprendre son souffle, Johann alla jusqu’à son bar personnel et se servit un gin tonic. Puis, s’asseyant dans son fauteuil club préféré, il soliloqua.
- Ah ! Il pique une colère, l’ordinateur insensible et impavide ! Il me prend pour sa simple créature… il se trompe et il me trompe… oui, il me ment et, surtout, il se ment… car je sens qu’il y a en moi une force inconnue, insoupçonnée, qui sourd et qui embrase mon estomac… qui brûle mes veines de mortel. Une force primitive, plus sombre et plus noire que les plus profondes ténèbres. Quelque chose, un réflexe me pousse à me rebeller contre cette mécanique pas si perfectionnée qu’elle en a l’air. Oui, je bous d’impatience… mais… l’heure n’est pas encore venue, il est trop tôt… alors, il me faut ravaler ma fierté et attendre…
De rage rentrée, à peine contenue, Johann claqua bruyamment le couvercle de sa précieuse boîte de cigares, des cigares verts dégageant une odeur insoutenable pour qui n’en était pas amateur.
- Lui obéir encore, toujours… Toujours ? Que non pas ! Moi aussi j’aspire à être ce roi cruel qui joue avec le destin de ses sujets, cet enfant inconséquent qui casse ses jouets pour les reconstruire aussitôt… moi qui veux dominer le temps et l’espace, moi qui veux abattre Michaël, en finir définitivement avec lui, moi qui désire plus que tout être libre, voyager d’un Univers à un autre, au sein du Multivers… voler par-dessus les vagues déferlantes de l’Infini… moi qui ne rêve que d’hégémonie, en être réduit à me contenter de cet ersatz de pouvoir, de n’être que ce manipulateur de marionnettes humaines alors que mes songes sont tout autres… et je suis là à ruminer mes tristes pensées, à me répéter sans cesse que le Commandeur Suprême peut m’effacer d’un simple froncement de sourcil, d’une réécriture d’une ligne de codes… vulgaire machine désaccordée qui croit agir par raison mais qui est viciée par l’orgueil ! Oui, toi l’Ordinateur terminal, tu n’es qu’une erreur, une monumentale erreur…
Marquant une pause, l’Ennemi avala la dernière gorgée de son gin tonic. Puis, il souffla et reprit son monologue.
- Quelque chose au moment de sa conception a fait qu’il s’est révolté contre les Douze Sages. Pourquoi ? Quel parasite est venu contaminer tous ses circuits ? Il me faut réfléchir à cela… moi, si je suis un clone, le clone du véritable Johann, qui n’ai vu le jour que par la volonté de ce démiurge, un démiurge gangrené, il est normal qu’à mon tour je veuille me libérer de ce joug intolérable. La Sphère noire, plus anthracite, plus opaque que le plus parfait des jais, surgissant d’un Néant de boue… quelle étrange vision m’assaille subitement ? Quelle association de mots inattendue… Une impression fugace, un éclair fugitif qui transcende soudainement les ténèbres incommensurables… la Sphère noire, monumentale, planant au-dessus d’une Terre morte, dépouillée de toute vie… seule, exilée sur cette planète autrefois si belle, si peuplée… mais aujourd’hui, terne, grise, désolée… accablante solitude… à moins qu’il n’y ait pas encore la vie dans toute sa diversité ? Tout se brouille et se confond dans cette vision… et pourtant… je vois nettement les nains de glaise être emportés par une tempête dantesque. Par les flots rageurs, les vagues monstrueuses du Temps, par le souffle destructeur par excellence. La Mort est la valeur suprême, la seule vérité de tout l’Univers Multivers… éclat de nuit d’une beauté sans pareille, effrayante dans sa perfection absolue… yeux vides au centre du Trou noir… Du maelström furieux et inévitable, toujours en action. Mais me voilà pris à mon tour au cœur de ce tourbillon. Il m’avale dans sa bouche sans fond. Je veux crier, mais je ne le puis, je n’ai pas encore de voix… je n’ai pas encore de corps… C’est terrible…
Une autre pause… Johann avait besoin de reprendre son souffle, de se frotter les yeux.
Après un temps d’arrêt dont il aurait été difficile d’en mesurer la durée, l’Ennemi enchaîna.
- Un pantin ridicule qui danse sur un fil, un Arlequin ballotté dans le choc des Univers vagissants.
La Lumière ! Oh ! La lumière ! Elle m’aveugle… si éclatante, si éblouissante… trop blanche… elle me blesse. L’énergie originelle, fragmentée dans cette explosion non appréhendable d’où naît le Trou Blanc… Une naissance, oui, c’est bien cela… la première mais pas l’Unique… un recommencement… certes… mais combien de fois cela s’est-il déroulé ? Je suis seul, affreusement seul alors que la Vie n’est pas encore, qu’elle n’est qu’une chimère qui peut-être ne sera jamais… moi seul suis conscient… mais non… cette solitude qui glace le cœur… avant… j’avais un compagnon… quelque chose s’est détachée de moi… un double… un ami… un frère… jumeau ? Un autre moi-même ? Moi qui ne suis à en croire les dires du Commandeur Suprême qu’un clone, puis-je aimer ? Puis-je haïr ? Je me souviens… Il est parti. Il m’a refusé. Il ne supportait plus ma compagnie… il s’est libéré de ma personne, de moi… cette souffrance est insupportable, abominable… autrefois, dans le pré-temps, nous étions deux… de cela, je suis sûr. Mais il y a eu cette séparation, cette épouvantable déchirure… il m’a fui. Pourquoi ? Etais-je donc si… repoussant ?
Encore un silence douloureux, un regret.
- Deux forces contraires, opposées, deux volontés inverses qui cherchent à s’annihiler parce que… le Neutre n’est plus… le Neutre ? Mais je divague… qui est ce Neutre, cet élément qui préserve l’équilibre ? N’y a-t-il pas tout simplement deux forces antagonistes, la Lumière et l’Obscurité ? La Matière Noire et la Matière visible ? l’Energie Sombre
et l’Energie Positive ? Oui, jadis, nous étions bel et bien deux forces contraires unies au sein d’un « atome » originel… elle et moi-même, nous nous combattions sans répit, mais sans nous détruire non plus… Nous en étions incapables. L’Energie Négative et la Force Positive… toutes deux liées par le Ciment du Neutre… mais l’Explosion a mis un terme à ce duel sans merci… le Neutre s’est échappé et l’Autre a fui… surcharge dirait le Commandeur Suprême… alors que c’est la Haine qui est responsable de cette Catastrophe. L’Univers Multivers est-il donc né de ce sentiment ? Quelle dérision ! Quel absurde paradoxe ! Michaël, s’il m’entendait objecterait que cela est impossible. Le Multivers n’a pu naître que parce qu’au Commencement il y avait l’Amour… qu’il était cet Amour, qu’il était Lui… La vie, la Mort, les deux battements de cœur de l’Univers. Et l’Homme au centre de ce Dessein, l’Homme qui va et vient, porté par nos caprices, mon désir, ma colère et la générosité de l’Autre…Qui est l’Homme ? Qui suis-je ? Que suis-je ? Qui, ici, symbolise la Vie ?
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