Un goût d'éternité 6e partie : Otto : 1953 (2).

 

A Berkeley,

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les scientifiques américains qui s’affairaient autour de l’artéfact, avaient d’autres chats à fouetter que de se préoccuper du sort de l’Indochine. De longs mois durant, ils tentèrent de définir les composantes exactes de l’étrange appareil de Stephen. Celui-ci passa même au microscope électronique qui révélait toutefois une structure incompréhensible. Les molécules de l’objet ne correspondaient à aucun des éléments de la table de Mendeleïev

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comme s’il se fût agi d’un matériau non encore découvert ou inventé au XXe siècle. Tour à tour, ils crurent avoir affaire à un hybride de calcite et de silice, à un dérivé de plastique, puis à un métal inconnu. La masse atomique qu’ils avaient pu déterminer était supérieure à 106, chose alors impossible. Tout nouvel élément découvert désormais dans la table de Mendeleïev était théoriquement instable et éphémère. Or, l’objet paraissait dater de plusieurs millénaires au moins. Ce qui troublait le plus le groupe de chercheurs, c’était sa transparence lumineuse, aussi forte que le cristal le plus pur. Ils se résolurent à dater la chose à l’aide du potassium-argon, une technique tout à fait nouvelle pour l’époque. Cette datation fut permise grâce aux roches dans lesquelles l’engin avait été enfermé.

Les résultats tombèrent, vertigineux. L’appareil remontait au temps des dinosaures, au Jurassique peut-être, à plus de cent millions d’années au moins. Alors, les esprits des analystes vacillèrent. Etait-ce donc un gag ? se demandèrent les géologues.

En fait, l’équipe de chercheurs avait commis une erreur monumentale. Tous avaient déduit, à tort, que la machine avait le même âge que les roches qui l’avaient contenue. Ils n’avaient pas pris en compte plusieurs paramètres que Stephen Jay Gould aurait qualifiés de contingence. Par exemple, un simple séisme aurait suffi à amalgamer l’engin mystérieux et les roches volcaniques mésozoïques dans un passé non identifié. La zone géographique où l’on avait découvert l’artéfact correspondait à celle où Madagascar et les Mascareignes s’étaient détachés du continent africain, le tout étant lié à la fragmentation du Gondwana

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et au commencement du rift africain. La théorie de Wegener était encore très mal acceptée à l’époque, la tectonique des plaques ne serait entérinée que dans les années 1970. 

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De son côté, Otto passionné par ce mystère, avait installé un petit laboratoire à Ravensburg, remarchant ainsi dans les pas de son grand-père Rodolphe. Rien ne manquait dans les dépendances aménagées : tensiomètres, centrifugeuses, microscopes à balayage électronique, mélangeurs, paillasses, pipettes, produits chimiques en tous genres, etc. Quoiqu’il ne fût point géologue, von Möll s’attela à dater au plus juste le fragment fourni par Stephen.

Nous étions en mars 1954 au château familial. Franz avait certes accepté d’aider son ami, mais le jeune duc pouvait-il vraiment lui être d’un grand secours ? Agissant hors de sa spécialité scientifique, il était cependant doté d’intuitions géniales comme si un sixième sens le guidait. Des premiers résultats encourageants tombèrent.

Alors, Otto invita Mac Garnett à les rejoindre afin de lui en faire part. Parvenu à Ravensburg le 6 mai, l’archéologue se trouverait présent pour l’anniversaire de Franz.

Or, le 7 mai 1954, Dien Bien Phû tomba après 57 jours de combats. Lorsque la nouvelle arriva, via la radio, aux trois hommes, ceux-ci étaient installés dans le salon vert à l’étage, en train de prendre une pause fort méritée. La pièce contiguë au salon était une annexe du petit laboratoire aménagée par Otto lui-même. Franz, qui venait de s’y affairer, écoutait d’une oreille discrète les communiqués radiophoniques émanant de la ARD. Le speaker annonçait d’un ton neutre le décès du banquier Joseph Rosenberg à l’âge de 81 ans. Son fils adoptif Georges Athanocrassos héritait de sa fortune, devenant ainsi le directeur de toutes les filiales de la banque. Puis, passant à la rubrique internationale, le journaliste évoqua les conséquences de la chute de Dien Bien Phû ainsi que l’évacuation des Français rescapés par les Tigres Volants de Chennault. Nul ne semblait se soucier du sort des tirailleurs sénégalais sacrifiés dans la cuvette. 

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Stephen Mac Garnett soupira et fit :

- Quel malheur pour l’Occident. Si nous n’y prenons garde, un jour ou l’autre les communistes domineront le monde ! Nous reculons, nous reculons encore…

Otto éteignit le poste et après s’être servi un verre de scotch, il se résolut à aborder les résultats de ses recherches informelles.

- Je dois t’avouer une chose, mon cher Stephen… je dors très mal depuis quelques jours. La faute en incombe à la stupéfiante découverte que je te dois.

- Ainsi, ce que tu as vu t’a autant étonné que moi, répliqua l’archéologue. As-tu toutefois une explication scientifique ?

- L’objet étrange que tu as ramené du fin fond de l’océan ressemble à un cube en plastique.

- Oui, mais je t’assure que ce n’est pas du plastique, rétorqua Stephen.

Franz écoutait avec une attention ravivée, attendant le moment propice pour se mêler à la conversation.

Otto poursuivit :

- L’engin est constitué d’un métal inconnu sur la Terre ou non encore découvert au XXe siècle, à moins qu’il s’agisse d’un alliage dont nous aurions perdu le secret. Sa structure ne reposerait pas sur le carbone.

- Alors, permets-moi de te couper. Ce n’est pas un métal. Les savants ne savent plus trop bien quoi penser, quoi conclure. D’après les résultats ultra secrets qui, grâce à mes relations, m’ont été communiqués de Berkeley, l’objet serait un hybride de calcite, de silice et d’un matériau non encore répertorié sur la table des éléments chimiques, au-delà de l’élément 106 qui n’est pas encore inscrit. Sa masse atomique est donc considérable et, comme tu le sais sans doute, les objets de cette masse ne peuvent être qu’instables.

Fronçant les sourcils au-dessus de ses lunettes, Otto grommela :

- J’ai pu moi-même me procurer ces rapports, disposant des mêmes réseaux de relations que toi. Comme j’ai vu que les géologues n’y comprenaient rien, encouragé par ton envoi, j’ai pris sur moi de poursuivre les recherches avec mes modestes moyens.

- J’escomptais cela, souffla Stephen.

Franz choisit cet instant pour se mêler à l’échange.

- Vos relations, Stephen et Otto ! Tous deux, vous suscitez l’hilarité de tout le ministère scientifique. Pardonnez-moi, chers amis, mais je ne me moque pas de vous.

- Cela y ressemble pourtant, jeta von Möll sur un ton acide.

- Otto, répliqua Stephen, sans rien y connaître en géologie, tu as pourtant corroboré ce qu’avait conclu l’équipe de Berkeley. Ces roches auraient cent millions d’années, ce qui va à l’encontre de toutes les hypothèses émises actuellement au sujet de la formation de la Terre et de la position exacte de l’Océan Indien à l’ère secondaire.

- La théorie des ponts continentaux est dépassée, cela va de soi, mes amis. Il faut remettre Alfred Wegener à l’honneur, lança le duc avec sérieux, reprenant la parole au risque de la monopoliser. Dater les roches est une chose, leur contenu une autre. Tous les scientifiques s’étant penchés sur cette énigme ont oublié un détail fondamental. Pourquoi mettre en relation la date de la formation de ces roches avec celle effective de l’engin inconnu logé en leur cœur ? Un séisme a bien pu amalgamer la machine à sa gangue volcanique, à condition que la fusion ait été provoquée par une éruption. L’Île de la Réunion, vous le savez tout comme moi, est réputée pour ses volcans. Il est donc tout à fait envisageable que le volcanisme de la région, lorsque les Mascareignes

 Carte des Mascareignes avec Madagascar à l'ouest.

 et Madagascar se formèrent, se détachant de l’Afrique continentale, une machine venue on ne sait d’où ni de quand, se soit retrouvée piégée par les épanchements de basalte en cours. Je daterais ces faits non du temps des dinosaures mais du milieu de l’ère tertiaire, ce qui est déjà considérable, admettez-le. Or, nous savons tous que l’Homme moderne, le seul à même de concevoir un tel appareil – je me refuse à envisager une hypothèse extraterrestre – est apparu sur Terre - j’entends par là l’Homme de Cro-Magnon, notre ancêtre direct, il y a à peine vingt mille à trente mille ans si l’on en croit les travaux de l’abbé Breuil et ceux de Teilhard de Chardin. A moins qu’il y ait eu trucage temporel, marmonna le jeune noble entre ses dents.

Après une pause à peine perceptible, Franz reprit :

- Cependant, les préhistoriens tendent à faire reculer la date de la première apparition de notre ancêtre. Les premiers hominidés, les Pithécanthropes, auraient cinq cent mille ans. Le fossile de l’Homme de Pékin étudié par Teilhard a été perdu pendant la guerre.

 Zhoukoudian 3 (crâne 1), 1929 (moulage)

 En ce cas, l’ère secondaire ou même la fin de l’ère primaire qui ne connaissaient que l’existence de sauriens primitifs ne pouvaient en aucun cas abriter une intelligence quelconque. Cela n’est qu’un raisonnement très cartésien et j’hésite à y adhérer.

 

*****

 

Lors de la répétition de cette scène, dans l’un des studios de l’Agartha, Kiku U Tu et Khrumpf n’apprécièrent pas du tout le texte de Pierre Vaneck.

 Pierre Vaneck - AlloCiné

Ils s’en plaignirent alors au Superviseur général, exigeant qu’il en modifiât la teneur. D’une bienveillance confinant presque au laxisme vis-à-vis des Troodons, Daniel Lin accepta de recevoir les deux plaignants non pas au petit matin mais après le déjeuner alors qu’il avait pris l’habitude de prendre un peu de repos dans l’une des serres de la cité souterraine. La température et l’hygrométrie élevée devaient mettre de bonne humeur les deux dinosauroïdes.

Ce fut donc d’un pas alerte, presque comme s’ils s’adonnaient à la course que les deux compères, anciens chefs de la sécurité d’André Fermat ou encore du commandant Wu lui-même jadis et ailleurs, pénétrèrent dans ce vaste lieu paradisiaque. Sous le charme, Khrumpf poussa un soupir d’aise alors que Kiku, connaissant mieux les tours du Superviseur resta plus circonspect.

Après un salut de politesse, U Tu entama la conversation, expliquant avec force grondements pourquoi il n’était pas satisfait des dernières scènes mises en boîte par Henri Verneuil.

- Commandant, les paroles que vous avez mises dans la bouche de ce comédien sont à vomir, éructa-t-il. Elles puent le racisme anti-dinosauroïde. 

 Dinosauria — Wikipédia

- Ah ? fit semblant de s’étonner Dan El. Je ne vois pas en quoi elles sont insultantes vis-à-vis de votre espèce. Le personnage incarné par Pierre ne fait que s’exprimer à la manière de cette époque.

- Tout de même ! Il y a des limites à ce que notre honneur peut supporter, compléta Khrumpf. A écouter ce Franz, les ancêtres apparentés à notre race étaient de stupides animaux.

- Certes, mais ce n’est que la stricte réalité de cette chronoligne. Votre dieu Kâarl n’a pas pu visiter la Terre. Les dinosaures se sont éteints avant qu’il parvienne dans le système Sol.

- Commandant, je doute.

- Mais non. Von Hauerstadt se serait exprimé de la même façon si, au lieu de parler des dinosaures, il avait évoqué les K’Tous, autrement dit les humains semblables à Uruhu. Dans les années 1950, les clichés qui avaient cours concernant les Néandertaliens étaient encore plus désobligeants.

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On croyait ces derniers à peine capables de se tenir debout, avec les genoux fléchis. Pour les chercheurs de ce temps-là, ils n’étaient que des hommes-singes velus, dépourvus de toute pensée abstraite, dans l’incapacité d’user d’un langage articulé.

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 Un peu comme des King Kong, une de ces bibandes que vous avez tous deux appréciées il n’y a pas si longtemps. Or, le mythe de King Kong repose justement lui aussi sur les poncifs liés au gorille et au Gigantopithèque.

Kiku U Tu reprit la parole sur l’air « on ne me l’a fait pas ».

- Vous noyez le poisson…

Alors venue d’un miroir suspendu sur un tronc, une voix geignarde teintée d’accent britannique ajouta :

- Le singe lubrique du sculpteur Frémiet qui kidnappe les jeunes filles et s’amuse à les dépouiller de leurs vêtements a inspiré les premiers réalisateurs de ce film de l’âge d’or de Hollywood, un film pré-code Hays. 

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- Deanna, je ne me souviens pas vous avoir autorisée à prendre la parole, jeta Dan El d’un ton sévère.

- Je ne supporte plus que vous me surveilliez sans cesse.

- Moi, je dirais que vous regrettez au fond de vous-même votre précédente aventure africaine du semestre passé. La faune spéciale du continent devenu fou vous manque, ironisa le Superviseur. Dans votre esprit retors, vous me reprochez de ne pas vous avoir soumis à l’épreuve du gorille libidineux.

- Daniel ! hurla DS de B de B. Lorsque je sortirai d’ici, je vous arracherai les yeux.

- Commandant, gronda Kiku, allez-vous modifier la teneur des répliques de ce blondinet ?

- Pourquoi donc ? Je veille à l’exactitude historique de n’importe quelle piste temporelle et je ne m’inquiète pas du politiquement correct. Si vous n’êtes pas contents, vous sortez de la cité…

- Euh, grommela Khrumpf.

- Vous êtes ici parce que je le veux bien…

- Comment cela ?

- Lieutenant Khrumpf, avez-vous donc oublié qu’à l’extérieur rien n’existe encore ? Dehors, le Néant règne, le Chaos, le Shéol, pour employer un terme cher à Benjamin.

La queue basse, Khrumpf esquissa un salut et s’en retourna, Kiku sur ses talons. Les deux Troodons faisaient nettement moins les fiers.

Le soir-même, la scène fut finalisée.

Franz achevait enfin sa longue tirade.

- Ayant été malgré moi en contact avec un homme du futur, je me dis qu’il est fort possible que d’autres êtres se soient déplacés au cœur de la préhistoire et aient interféré sur son déroulement.

- Franz, si vous pensez que je ne me suis pas posé également la question, vous vous trompez, articula lentement Otto. C’est justement pour cette raison que je perds le sommeil.

Stephen Mac Garnett savait grosso modo de quoi il s’agissait. Il préféra donc poursuivre la conversation sur les différents moyens de datation des artefacts issus du passé.

- Quelle méthode as-tu utilisée pour dater les roches ? Comment t’y es-tu pris pour corroborer les conclusions des scientifiques californiens, reprit l’archéologue en s’adressant à von Möll.

- Si ces derniers avaient utilisé le potassium argon, moi j’ai préféré user de la méthode toute nouvelle du carbone 14. 

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Franz ne put retenir son rire.

- Le carbone 14 est d’une imprécision abyssale lorsqu’il s’agit de datation remontant au-delà de 30 000 ans en arrière. Il est plus qu’évident qu’il faut donc dissocier les roches de la machine. Celle-ci n’a pas cent millions d’années.

- Même si l’engin a été oublié par des êtres originaires du futur, pourquoi s’étaient-ils encombrés de celui-ci ? A quoi servait-il ?  

- Je puis avancer une hypothèse, hasarda Stephen. Lorsque nous parvînmes à séparer l’objet de sa gangue de roches, celui-ci était en parfait état, protégé. Sa surface ne présentait aucune oxydation. Et si c’était une horloge ?

- Ma foi, soupira Otto. Hypothèse recevable autant qu’une autre.

- La structure de cette « horloge », puisque vous l’appelez ainsi, reprit Franz, ne repose sur aucun métal, mais sur une variété de cristal artificiel. Un cristal étrange, hybride, composé de calcite, de silice et de sodium. Il n’y a aucun doute que cet appareil vient du futur. C’est la raison pour laquelle il demeure indatable.

Otto perdit son sang-froid et en vint à tutoyer Franz, ce qu’il ne s’était jamais autorisé en neuf ans.

- Du sodium insoluble dans l’eau de mer ? s’exclama-t-il. D’où sors-tu cela ?

- Je l’ignore. Une intuition soudaine, répliqua le jeune duc sans soulever le fait que l’ex-baron s’était permis une familiarité inhabituelle. Qui s’appuie sur la spectrographie. J’ai réussi à obtenir le spectre le plus précis possible du fragment de l’appareil et, tandis que je me livrais à ces observations, j’eus ce que je pourrais qualifier de vision si j’étais un mystique. Les gens qui ont construit cet engin vivraient au sein d’une civilisation où toute leur technologie repose sur le cristal mais pas sur le cristal que nous connaissons. Cette boîte carrée, une sorte de cube parfait, est à la fois un ordinateur venu des temps futurs mais aussi une espèce d’horloge, de pile atomique. Peut-être s’agit-il encore d’autre chose ? Peut-être est-ce un réceptacle contenant les informations, les données de toutes les civilisations du passé…

A ces paroles, l’archéologue sentit sa raison chavirer.

- Bon sang, vous vous sentez bien ? hasarda-t-il à l’encontre de Franz.

Franz, comme soumis à une influence étrangère, poursuivit.

- En cet instant, il me semble voir des ombres lumineuses, vaguement humanoïdes, construire des milliers et des milliers de cubes semblables, avec leur simple énergie mentale, de la kinesthésie améliorée, Stephen. Puis, ces lumières intelligentes, démultipliées comme à l’infini, expédient tous ces cubes à des bornes différentes du temps, dans des époques dont nous ne soupçonnons pas même l’existence, à la fois ici et tout à fait ailleurs, à des repères clefs de toutes les civilisations susceptibles de voir ou d’avoir vu le jour sur notre planète Terre.

Au fur et à mesure que le jeune duc articulait ces mots, il décrivait vraiment le spectacle qui s’offrait à lui seul, les autres personnages de cette scène n’ayant pas été jugés dignes d’apercevoir, ne serait-ce qu’un peu, ce futur révélateur.

En fait, une quatrième personne se trouvait dans le salon ; c’était Michaël Xidrù, et l’agent temporel transmettait télépathiquement à Franz von Hauerstadt lesdites images qu’il croyait être originaires de sa propre civilisation du 41ème millénaire. Or, la situation était légèrement plus compliquée qu’il n’y paraissait. L’Entité qui conduisait le bal prenait le risque de révéler une parcelle de la Réalité supérieure non seulement à Otto von Möll, Stephen Mac Garnett, Franz, mais aussi aux téléspectateurs qui suivaient quotidiennement le feuilleton qui faisait un tabac dans la cité souterraine de l’Agartha.

En attendant, l’agent temporel, croyant pousser librement ses pions sur ce théâtre d’ombres à plusieurs dimensions, pensait :

« Il était plus que temps que je commence à instruire Franz. Bientôt, il deviendra notre allié à Stephen Möll et à moi-même. Le Germano-Américain doit être le plus efficace possible… ».

Les cubes relais entraperçus par le jeune duc représentant effectivement toutes les civilisations potentielles de la planète, réceptacles de mémoires intégrales et non pas simplement holographiques ou autres, émetteurs et récepteurs, servaient également aux agents temporels. En quelque sorte, il s’agissait de « bornes », bornes de mémoires relais, repères de ce qui était prévu dans cette chronoligne-ci. Ainsi, les agents contrôlaient si tout était conforme au schéma de la chronoligne, si tout correspondait à ce que contenaient les cubes. En cas de déviation, même minime, un signal d’alarme transtemporel se déclenchait, le rayonnement passait de la phosphorescence verte au pourpre le plus sombre et le cube cessait alors d’émettre. Cela faisait réagir les S qui se dépêchaient de donner le jour à un agent mobile qui était ensuite expédié pour rétablir la situation. Or, dans le cas de l’artéfact découvert par Stephen Mac Garnett, le cube mésozoïque avait été sciemment emprisonné dans une gangue basaltique afin qu’il ne servît jamais. Pour quelle raison ? Parce qu’il devait permettre à une civilisation non désirée dans la chronoligne 1720, celle des dinosauroïdes intelligents, celle des cousins de Kiku U Tu, de peupler la Terre.

 Fichier:Dinosauroid.jpg

Cette idée était taboue chez le Grand Ordonnateur. C’eût été admettre que l’Entité supérieure était encore limitée, bornée à ne dessiner que la tapisserie unique de la piste temporelle 1720. Même Johann ou le Commandeur Suprême ignoraient cette évidence ; ils n’en prendraient conscience, à leurs dépens, que beaucoup plus tard, dans la chronoligne 1730, enfermés dans une des premières sphères armillaires de Ptolémée, au-dessous des p, alors que Dan El était en passe de vaincre Fu l’infra sombre, sa face obscure.

Pour l’heure, Michaël ne pouvait se douter que l’Ennemi avait expédié un espion polymorphe à Ravensburg, Kintu Guptao Y Ka en personne. Non repérable bien que parfaitement visible, l’homme-robot ne perdait pas un mot de la conversation entre les trois personnages assis dans le salon vert. Sous l’aspect d’un cendrier design, il voyait tout et comprenait tout. Ce splendide cendrier de cristal tarabiscoté reposait sur un charmant guéridon style 1860 ou Napoléon III. Cependant, Kintu avait le cœur au bord des lèvres, gêné par les cendres puantes du gros cigare fumé par Otto.

A cette seconde, en effet, l’ex-baron secouait son cigare dans ledit cendrier. Comme il s’agissait d’un bâton de chaise, la combustion promettait de durer un petit moment.

Enfin, délivré, l’homme-robot put faire son rapport à l’Ennemi. Il se plaignit alors de sa situation peu enviable.

- Maître, c’est proprement intolérable. Je pue la cendre froide de cigare. Je ne parviendrai jamais à me débarrasser de cette odeur.

- Il faut ce qu’il faut, lui rétorqua sèchement Johann.

Cependant, l’Ennemi daigna se montrer clément puisque Kintu obtint d’être transformé en cadre de photographie. Soulagé, il reprit son poste d’observateur privilégié et personne ne s’inquiéta de la disparition du magnifique cendrier.

Toutefois, la conversation entre les trois hommes se poursuivit jusqu’au soir. Alors qu’ils dînaient, l’archéologue mit en rapport les paroles du jeune duc avec la légende de l’Île de Pâques.

- Les Anciens de Rapa Nui parlent d’un cube, étrange construction translucide et brillante, fit-il entre le gâteau aux poires et le fromage. Elle commandait l’édification des Moai. Un jour, elle se mit à vibrer et, peu après, l’île fut en proie à la fureur générale. Ce fut la guerre civile entre les Courtes Oreilles et les Longues Oreilles, la fin de la civilisation des grandes statues au profit d’un nouveau culte. Partout, la violence, le meurtre, la vengeance. Cris et pleurs, fumées âcres et noires dans un ciel bleu. Les Courtes Oreilles secouèrent le joug de l’esclavage dans un bain de sang. Les chiens étaient devenus comme fous, eux-seuls percevant les ultimes plaintes du cube. Puis, il explosa et tout cessa.

- Qui vous a raconté cette histoire ? questionna Franz achevant son morceau de brie.

- Stephen, tu sous-entendrais donc qu’il y aurait corrélation entre la destruction du cube, volume parfait, et la disparition d’une civilisation tout entière.

- Oui, c’est plus qu’une évidence…

- Attends. Je n’ai pas fini. Cette étrange chose aurait donc été vivante… une fois morte, les êtres reliés à elle cesseraient alors d’exister.

- Vertige des infinis incommensurables, enchaîna le duc, la mort est partout. Nous ne sommes que des poissons flottant dans le ruisseau de la vie. Avant nous, qu’y avait-il ? Toutes nos expériences, avoir la mémoire totale de ce que nous fûmes, et la prescience de ce que nous serons… un rêve insaisissable. Homo Sapiens, croisée des chemins, de l’Evolution… des Mondes en devenir, à condition de ne pas trahir l’espérance mise en nous par Dieu…

Si la Bibliothèque d’Alexandrie n’avait pas été détruite à plusieurs reprises, nos trois amis auraient pu mettre la main sur des papyrus corroborant le récit de la fin de la civilisation des Moai. Ces volumen des grands prêtres de Thot, compilés par Manéthon et Hérodote puis perdus, rapportaient des événements similaires survenus en Egypte lors de chaque changement d’empire, qu’ils fussent survenus après la mort de Pépi II, lors de l’invasion Hyksos ou du coup d’Etat d’Horemheb. Il en allait de même lors des cycles de fins du monde maya ; un cube explosait à chaque changement de cycle. Etc.  

 

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