Un goût d'éternité 6e partie : Otto : 1946 (8).

 

Durant tout l’automne de cette année 1947, Otto et Franz s’attelèrent sérieusement à l’étude d’une maquette

Maquette ferroviaire, prise de trois-quarts avant gauche. Au premier plan, derrière une barrière basse en bois, deux voies parallèles n'ont que leur rails qui dépassent du sol, de couleur claire. Sur chacune des voies se trouve un autorail. Les modèles réduits font 8 centimètres de haut, et sont de couleur rouge sur la caisse, noir sur le radiateur ; la partie où sont les fenêtres de l'autorail et le toit sont de couleur perle. À l'arrière se trouve la maquette d'une gare composé de deux bâtiments accolés. Couverts de tuiles, ils sont avec un chaînage de pierres blanches et un enduit ocre jaune.

d’un magnétoporteur primitif. Puis, aidés par tout un staff d’ingénieurs employés par la firme de mister Möll, ils entamèrent la construction du premier prototype de cet engin futuriste.

Le Magnétoporteur existe… – Yoko Tsuno

Cependant, déjà, l’année 1948 se profilait à l’horizon, apparemment anodine pour nos héros, mais qui aurait de lourdes conséquences à longue échéance.

Archibald, le fils cadet d’Otto, mû par l’esprit d’aventure des pionniers de l’Ouest, qui ne supportait pas le monde civilisé mécanique américain, partit soudainement pour le Venezuela. 

 carte : Géographie du Venezuela

Après avoir fait du stop jusqu’à la frontière mexicaine, il traversa l’océan sur un vieux cargo asthmatique en tant qu’homme de peine, trimant douze à quinze heures par jour derrière les machines Diesel du navire, suant, ahanant, mangeant mal et dormant tout aussi mal. Mais le jeune homme était heureux de son sort.

Avec un groupe d’explorateurs tout aussi fanatiques que lui, Archibald Möll avait la ferme intention d’effectuer une mission d’ethnologue en Amazonie chez les coupeurs de têtes.

 https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/3/31/La_Nature_-_1874_-_S1_-_p025_-_Chancha_ou_t%C3%AAte_r%C3%A9duite_Jivaro.png

Notre aventurier néophyte avait le secret espoir de découvrir des peuples inconnus, jamais répertoriés par ses prédécesseurs.

Les amis d’Archibald, aussi fauchés que lui, se rendirent par divers moyens en Amérique latine et gagnèrent tant bien que mal, après moultes péripéties le point de rendez-vous envisagé.

Otto Möll resterait sans nouvelles de son fils cadet durant de longs mois. Il irait jusqu’à le penser mort quelque part sur ce vaste continent, victime des fièvres, d’insectes venimeux ou encore de tueurs indigènes.

- Je suis un mauvais père, jeta-t-il un soir à Franz et à William qui se trouvaient chez lui pour le souper.

- Tu as fait ce que tu as pu, répondit Bill en tirant sur son gros cigare. Il n’en va pas de ta faute. Archibald est tout ton contraire… il rue dans les brancards, voilà tout mais cela lui passera.

- Encore faut-il qu’il revienne de son expédition… il n’a aucune expérience. C’est un gosse, Bill.

- Hem… il est majeur que je sache, non ?

- Oui, mais tout juste…

- Vous ne dites rien, Franz ? Fit le colonel en se tournant vers Franz avec un sourire qui se voulait rusé.

- Archibald me semble à même de se tirer de toutes les situations… il a vingt-et-un ans… un âge suffisant pour faire face aux aléas…

- Ainsi, vous le croyez… mais il n’a aucune expérience de la survie, objecta Otto.

- Ce n’est pas ce qu’il m’a semblé… je l’ai vu potasser différents ouvrages sur ce sujet… des récits d’expédition dans l’enfer vert, notamment…

- Vous êtes un foutu optimiste, Franz, balança William à son interlocuteur tout en lui jetant la fumée nauséabonde de son havane au visage.

- Colonel, je vous en prie… vous savez que je ne fume pas… votre fumée me gêne grandement…

- Pff !

- Bon… si vous vous entêtez, je m’en vais plus tôt que prévu.

- Bill ! Se récria Otto. Ah ! Décidément, tous les deux, jamais vous ne vous réconcilierez… La guerre est finie depuis presque trois ans. Vous pourriez au moins signer une trêve… N’ajoutez pas à mes soucis… D’accord ?

- Moi, je veux bien, mais, Otto, demandez à Bill.

- Quoi ? Je ne suis coupable de rien dans cette histoire… Je fais des efforts et je suis la politesse même… la preuve, durant le dîner, je n’ai pas ouvert la bouche… j’ai juste passé le sel, le vinaigre et la moutarde à cet…

- A cet ?

- Oui, bon, à ce snob qui s’exprime comme s’il avait un porte-manteau coincé tu sais où…

- William, je suis navré mais tu ne resteras pas une minute de plus ici ce soir, asséna Otto durement… à moins que tu t’excuses…

- Otto ? Là, tu me vexes royalement…

- Tu mérites que je te mette à la porte mon vieux.

- Entendu… c’est moi qui, une fois encore, dois faire le premier pas, marmonna Bill. Allez. Topez-là. Mes paroles ont dépassé ma pensée, Franz.

Magnanime, le jeune duc accepta la main tendue du colonel O’Gready. Ce dernier serra fortement les doigts de von Hauerstadt comme s’il avait eu l’intention de les lui briser. Mais Franz ne dit rien et rendit la poignée de main avec tout autant de violence. Bill peina à ne pas laisser échapper un soupir de douleur et il lui revint juste à temps le fait que l’ancien lieutenant-colonel de la Wehrmacht s’était remis au close-combat.

 Voyant ses deux amis réconciliés, Otto daigna sourire. Il lui avait échappé l’espèce d’affrontement mano a mano entre les deux hommes.

 

*****

 

Vers le milieu du mois de février 1948, Xaxercos, l’un des fidèles bras droits du banquier Athanocrassos, présentait à celui-ci son jeune protégé, Richard van der Zelden. Le fils de David, doué notamment dans le maniement des chiffres, maître dans la gestion de portefeuilles boursiers, fut vite accepté par Georgios.

Mais débutant, il entra d’abord à la banque Rosenberg à un poste subalterne. Or, Richard s’avéra si efficace à son poste que Joseph, le patron en titre, envisagea de lui confier un très haut poste au bout de quatre mois à peine. Au tout début de l’été, le futur père de Johann administrerait une des filiales européennes de l’immense consortium bancaire au Portugal d’abord… ensuite, ce serait en Espagne et, de 1958 à 1964, il serait muté en RFA, à Bonn.

Xaxercos avait donc parfaitement réussi cette partie de sa mission. C’était la plus facile mais tout de même… homme robot docile, il fit part de son succès à son véritable maître.

- Maître, déclara-t-il à Johann par le biais de sa montre écran transtemporelle, le cours des événements s’avère conforme aux paramètres que vous m’avez transmis. 


L’Ennemi qui se prélassait dans son bain délicatement parfumé au bois de santal, répondit à son subordonné avec un brin d’agacement dans le son de sa voix.

- Evidemment, Xaxercos ! Richard van der Zelden est pour moi un personnage du plus haut intérêt. N’est-il pas mon « père » ? Sans lui, qu’aurais-je pu être ? Cela suffit, Xaxercos. Vous m’importunez avec vos informations qui n’en sont pas. Vous pouvez disposer et reprendre votre tâche.

- Oui, maître… désolé… j’ai cru bien faire…

Saluant obséquieusement, l’homme synthétique rompit enfin la transmission.

Tout en se frottant vigoureusement le dos avec une éponge de crin, Johann marmonnait :

- Ah ! Ces hommes robots ont le don de me déranger aux moments les plus indus ! Je ne puis pas même prendre mon bain dans la quiétude parfumée de ma salle d’eau. A ce train-là, ce maudit Xaxercos va bientôt me communiquer un message lorsque je serai au lit avec madame la Présidente… perspective peu réjouissante…

 

*****

 

Dans l’hyper centre de Detroit, une jeune femme faisait du lèche-vitrine. Mais qu’avait-elle donc de si remarquable pour que les passants, les badauds se retournassent devant elle et l’observassent avec insistance ? Ses cheveux blond vénitien ? Que non pas ! Le fait qu’elle soit étrangère ? Pas du tout.

Elisabeth von Hauerstadt venait tout simplement d’adopter la nouvelle longueur lancée par Christian Dior en France, ce qui n’était visiblement pas encore le cas aux Etats-Unis. Sous un élégant manteau noir à l’ampleur certaine qu’elle avait entr’ouvert, la jeune femme laissait apparaître une robe de lainage beige à larges bandes incrustées et aux plis montés droit fil. La jupe de la robe lui arrivait juste pile poil à quarante centimètres au-dessus du sol et elle s’évasait en larges plis. Quant à la taille, toujours aussi fine après deux maternités, elle était enserrée étroitement par une ceinture assortie à cette robe. Les cheveux ramenés en arrière et tirés en chignon sur le bas de la nuque devaient essayer de lui donner de la maturité, mais c’était peine perdue. On voyait parfaitement que Lisbeth n’avait qu’une vingtaine d’années, vingt-deux ans en fait. Ses joues poupines la rajeunissaient ostensiblement. Elisabeth portait aux pieds des chaussures en daim noir, à hauts talons, un peu épais, à lanières, les faisant ressembler un petit peu à des ballerines de danseuse. 

 

Apparemment, la situation financière de madame von Hauerstadt s’était nettement améliorée. La duchesse n’en était pas cependant à se vêtir chez les grands couturiers mais cela ne saurait tarder. Ayant toute une garde-robe à remonter, Lisbeth avait cousu elle-même toutes ses toilettes et ce, d’après divers catalogues de mode provenant de France et des patrons commandés à Paris. Les années de vache maigre lui avaient appris à tailler, à assembler et à coudre. Elisabeth s’en tirait fort bien. Quant aux costumes de Franz, ils provenaient de chez un tailleur. Il en possédait trois et cela lui suffisait pour l’instant.

Tout en faisant donc du lèche-vitrine, madame von Hauerstadt en profitait pour sortir ses enfants. Cécile se promenait en poussette et François ne lâchait pas sa mère d’un pouce. Il la tenait serrée par la jupe et demandait les bras lorsqu’il fallait traverser.

Vers cinq heures, Elisabeth décida de prendre un thé dans un salon. Elle s’installa confortablement et passa commande en un anglais encore un peu hésitant. Toutefois, la jeune femme eut de la chance car elle tomba sur une serveuse d’origine française. 

 Des tables sur lesquelles sont posées des tasses et soucoupes blanches, des boissons dans des verres, et des pâtisseries.

-Oui, un thé à la bergamote pour moi… un soda pour mon fils… et une grenadine pour Cécile…

- Très bien, madame… quel parfum le soda jeune homme ?

- Lemon… Au citron…

- Je vous apporte le tout dans une minute.

- François, es-tu bien certain de vouloir ton soda au citron ? C’est bien meilleur à l’orange.

- Je veux essayer… La prochaine fois, si ça ne m’a pas plu, je commanderai un autre parfum… ou alors, un sirop à la menthe…

Lorsque la serveuse revint, Cécile put boire son eau aromatisée à la grenadine avec une paille. La fillette s’amusait à faire des bulles avec et cela la faisait rire.

- Cécile ! La gronda sa mère. Tu en mets plus sur ta serviette que dans ta bouche. Tu gaspilles et maman n’aime pas ça.

La petite fille âgée d’un an observa Lisbeth avec ses grands yeux bleus innocents et, comprenant que sa mère était réellement fâchée, cessa aussitôt son manège. Quant à François, il essayait de déchiffrer les différentes publicités du salon.

- Maman… c’est quoi un… muf…fin ? 

 

- Une sorte de gâteau, de brioche…

- Et un cookie ?

- Un biscuit sec… Mais tu sais lire, François. Mon Dieu, tu sais lire… ce n’est pas possible, mon chéri… Tu n’as que trois ans… C’est prodigieux…

- Euh… Pourquoi ? J’ai mal fait ?

- Non, bien au contraire… je suis si fière de toi… je le dirai à ton père dès ce soir, lorsqu’il sera rentré du travail…

- Il y a longtemps que je sais lire… un peu… depuis le mois dernier… je crois… Toi aussi, tu savais lire à mon âge ?

- Oh non ! A six ans, comme tout le monde…

- Et papa ?

- A quatre ans d’après ce qu’il m’a dit, François…

- Alors, j’ai de l’avance…

- Oui, mon chéri…

Toute heureuse, Elisabeth laissa un généreux pourboire à la serveuse du salon de thé. Lorsqu’elle s’en retourna dans son appartement, il lui tardait d’annoncer la nouvelle à son mari. Ce que la jeune femme ignorait c’était que le véritable géniteur de François avait su lire très tôt lui aussi et c’était d’ailleurs pourquoi Gaspard Fontane avait décidé que son fils ferait médecine au lieu de devenir fermier plus tard…

 

*****

Le 24 février 1948, eut lieu le tristement célèbre coup de Prague communiste en Tchécoslovaquie. Ainsi, le rideau de fer s’était définitivement abattu sur les pays de l’Est, satellites de l’Union soviétique. 

Les ministres libéraux présentent leur démission.

Toutefois, concurremment aux événements de Prague, l’aventure d’un certain Vladimir Belkovsky allait susciter l’admiration dans tous les pays libres. L’ami d’Otto disputa malgré lui la une des journaux à la grave situation politique internationale. Son évasion spectaculaire mit du baume au cœur aux partisans du camp occidental. Cet homme courageux réussit à s’enfuir d’un camp de rééducation stalinien connu plus tard sous l’appellation de Goulag. 

 

Nous en saurons plus sur cette évasion digne d’un scénario de film hollywoodien lorsque le musicien narrera son aventure aux membres de l’association pacifiste de mister von Möll, association à laquelle il avait adhéré il y avait déjà de nombreuses années.

Parallèlement, un autre intime d’Otto, Stephen Mac Garnett organisait une expédition pour l’Île de Pâques. Il espérait en apprendre davantage sur Mû le continent mythique. L’avionneur le croyait mais Franz se montrait plus sceptique. 

 

Toutefois, la situation internationale empirait encore si possible. En effet, entre les 20 et 31 mars, l’URSS rompait avec les Alliés. C’était couru d’avance. Le blocus de Berlin débuta bientôt.

 Description de cette image, également commentée ci-après

De plus en plus fébrile, l’ex-baron était persuadé qu’une Troisième Guerre mondiale était en train de se profiler à l’horizon malgré les déclarations rassurantes de son employé et ami, von Hauerstadt. Pour l’industriel, il était désormais quasi certain que l’humanité n’allait pas tarder à s’anéantir par le biais de l’arme atomique. Les Etats-Unis, qui, pour l’heure, étaient les seuls à posséder la bombe, ne voudraient-ils pas en faire usage contre le régime communiste d’abord, et en abuser ensuite ?

Alors, tour à tour, Robert Fitzgerald York, Dietrich, le fils aîné et Franz tentèrent de démontrer à Otto qu’il se trompait lourdement et qu’il n’avait pas à s’en faire. Il restait encore un délai aux hommes, un sursis…

- Mon cher Otto, jeta le jeune duc un soir qu’il pleuvait abondamment sur l’agglomération de Detroit et que les gouttes de pluie tambourinaient bruyamment sur les vitres de la villa de mister Möll, Hiroshima a montré ce que pouvait être une guerre nucléaire. Jamais les Etats-Unis ne commettront cette folie d’employer l’arme atomique. Du moins, tant qu’ils ne seront pas acculés à le faire… tant qu’ils n’auront pas un fou ou un inconséquent à leur tête… nous savons tous deux que, si jamais ce sombre avenir se produisait, il n’y aurait alors ni vainqueur ni vaincu. Il en va de même pour l’URSS.

- Soit, mais il suffit d’un coup de sang de Staline ou d’un de ses maréchaux…

- Certes. Mais le monde relève d’une guerre qui a été terrible, et son souvenir est encore trop ancré profondément dans la mémoire des hommes. Oui, je l’admets, avec le temps, le danger s’accroîtra… toutefois, pour l’heure, c’est encore beaucoup trop tôt. Mais d’ici quarante-cinquante ans, il n’en ira plus de même, la mémoire collective de l’humanité sera amoindrie, les effets abominables d’un conflit généralisé estompés et notre planète sera alors au bord du gouffre comme Antoine Fargeau me l’avait fait comprendre… en attendant la fatidique année 1993, il est inutile d’anticiper la crainte d’un anéantissement possible et probable… de toute manière, nos recherches secrètes reposent avant tout sur notre volonté  de faire en sorte que ce funeste destin n’advienne à nos frères les hommes.

- J’en conviens, Franz, j’en conviens… mais…

- Mais… quoi ? Qu’allez-vous m’objecter, cher ami ?

- Tant qu’un événement n’est pas encore survenu, nous ne pouvons préjuger de nous trouver sur le bon chemin, la bonne chrono… ligne…

- Hum… je vois… les temps multiples et non un temps unique… des pistes temporelles à foison et non une seule… une arborescence de possibilités, de potentialités…

- Vous avez réfléchi au problème, soupira Otto.

- Evidemment…

- Votre Antoine Fargeau, en vous sauvant la vie, n’a-t-il pas enclenché un temps différent que celui dont il était originaire ? Un Temps 2 à la place d’un Temps 1 ?

- Peut-être. Mais nous ne pouvons ni nous en rendre compte… ni le savoir avec assurance…

- Alors, mes craintes sont justifiées, Franz.

- Non. Puisque Antoine m’avait rencontré en 1959… oui, il a modifié un paramètre au sein de la chronologie, mais ce changement reste minime. Le cours présent de l’histoire, du moins dans ses grandes lignes, est encore valable… tant que nous n’intervenons pas nous-mêmes en aval ou en amont. Or, pour l’instant, nous en sommes tout à fait incapables…  Comprenez-vous ?

- Franz, vous êtes plus à même que moi de manipuler les paradoxes temporels… vous m’avez dépassé dans ce domaine…

- J’ai encore tant à apprendre pourtant…

 

*****

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