Un goût d'éternité 6e partie : Otto : 1946 (7).
Dès la fin de l’après-midi, Otto avait été pris en main par Mathilde de Malicourt. La vieille femme avait conduit son hôte chez le curé du village et celui-ci avait fourni toutes les instructions concernant le rôle de monsieur Möll lors de la cérémonie du baptême de Cécile qui devait avoir lieu juste après la grande messe de Pâques. Heureusement pour l’avionneur, Mathilde s’était fait violence et avait traduit tous les propos de l’homme d’Eglise en allemand. Oui, la comtesse de Malicourt pratiquait la langue natale de son petit-fils, mais elle ne l’utilisait que contrainte et forcée, ayant conservé un fort mauvais souvenir de la Grande Guerre et des reîtres qui avaient envahi sa région.
Ce fut un drôle d’échange verbal entre ces trois personnes, le curé s’exprimant en français, la comtesse traduisant en allemand d’un air impassible mais froid les propos du prêtre à son hôte et celui-ci répondant et demandant des éclaircissements en anglais, qui, aussitôt, étaient reformulés dans l’idiome de Voltaire par Mathilde.
*****
Le baptême eut lieu alors qu’une pluie fine s’était abattue sur Malicourt et que la température avait chuté sensiblement. Dans son costume gris, cintré à la taille, aux épaules élargies, Otto était d’une élégance toute Yankee. Mathilde avait passé une charmante toilette surannée remontant aux années folles et la dentelle écrue qui garnissait sa robe fragile lui donnait une allure gracieuse au possible. La comtesse de Malicourt était splendidement coiffée comme on pouvait l’être près de vingt ans auparavant avec son casque de cheveux blancs coupés courts, son bandeau de soie enserrant sa tête. Gérald était dans le même ton. Son habit blanc sentait la naphtaline mais personne ne lui en tenait rigueur.
Elisabeth faisait office d’infirmière auprès de lui. Elle le guidait, lui parlait gentiment, lui disait quand s’asseoir, quand se lever ou s’agenouiller durant la messe. Elle fit de même lors du baptême, l’honneur de tenir le bébé incombant à la comtesse. Lorsque le prêtre vint verser l’eau bénite sur le front de la petite fille, Cécile pleura mais se calma très vite.
Un peu en retrait, François, intrigué, posait tout un tas de questions à son père.
- Moi aussi, j’ai été… mouillé sur la tête ?
- Baptisé, oui, François. Tu avais le même âge que ta petite sœur aujourd’hui.
- Le monsieur parle une langue… que je ne comprends pas…
- C’est du latin, mon fils.
- Pourquoi parle-t-il latin, Vati ?
- Le latin est la langue de la messe catholique et des cérémonies importantes.
- Catho… lique… nous sommes catholiques, papa ?
- Oui, François…
- Oncle Otto aussi ?
- Bien sûr… sinon, il ne serait pas le parrain de Cécile.
- Ja… mais… qu’est-ce qui se dit, là ?
- Le parrain et la marraine demandent à ce que Cécile devienne un membre de l’Eglise. Comme elle est trop jeune pour s’exprimer, ils parlent en son nom, ils disent qu’elle renonce au mal et à Satan.
- Euh… c’est bien, alors ?
- Oui, mon garçon… C’est bien…
-Papa, pourquoi oncle François n’est-il pas là ? Lui, c’est mon parrain… il devrait faire ami-ami avec oncle Otto.
- Ton oncle avait des choses plus importantes prévues, François, d’autres obligations…
- Oui… mais marraine Nadine ?
- Marraine Nadine… euh… je ne sais pas si Granny l’aurait acceptée…
-Pourquoi, Vati ?
- Madame Fontane ne fait pas partie de la famille, mon enfant…
-Dad, alors, on peut avoir des parrains et des marraines qui ne sont pas nos parents ?
- Oui, mon chéri.
- Et toi ? Qui était ton parrain ?
- Un ami de mon père Karl… mais aujourd’hui, il est au ciel…
- Qui était ta marraine ?
- Granny, justement…
- Oh ! Mamy est marraine deux fois… je suis tout content, éclata de rire l’enfant.
- Chut, François… écoute ou tais-toi.
- Papa, et ta maman ?
- Ta grand-mère, Amélie ? Elle est au ciel elle aussi et nous regarde…
- Voilà où je veux aller lorsque je serai aussi vieux que mamy.
- François, veux-tu ne pas dire de telles choses ? Granny a encore de longues années à vivre… ne l’enterre donc pas si vite…
- Je… je t’ai fâché, papa. Dad, je ne l’ai pas fait exprès, murmura François passant promptement du rire aux larmes.
- Viens, mon chéri.
Prenant son fils dans ses bras, Franz l’embrassa tendrement.
- Je t’aime, mon garçon… Très fort…
Elisabeth, qui était assez loin de son mari avait cependant vu la fin de la scène. Ses yeux croisèrent ceux de son époux et elle lui sourit de reconnaissance à ce geste affectueux de Franz envers le jeune garçon.
Lorsque famille et alliés quittèrent l’église, la pluie avait cessé de tomber. Elisabeth avait récupéré Cécile, emmitouflée dans un nid d’abeille. Le bébé dormait paisiblement. Bientôt, il faudrait lui donner la tétée. Lisbeth n’avait jamais été aussi heureuse qu’en cet instant. La jeune femme n’en revenait pas de la chance qu’elle avait : entourée de la famille de Franz, du moins ce qu’il en restait, acceptée chez ces comtes si collets montés, si snobs, sa roture pardonnée, un mari aimant et attentionné, qui jamais, au grand jamais, n’irait voir ailleurs, cela elle en était sûre et savait ne pas se tromper, une situation financière qui allait en s’améliorant, les sombres jours des années précédentes s’éloignant définitivement dans un passé aboli, bref, il y avait de quoi se réjouir et resplendir sous le soleil timide revenu.
Elisabeth von Hauerstadt était magnifique, non pas dans sa modeste robe à l’ourlet rallongé qu’elle avait taillée et cousue elle-même dans une cretonne fleurie, dans sa veste assortie au bleu pâle du ciel aux larges épaules et dans ses chaussures à talons bas, mais bien parce qu’elle rayonnait de joie.
Le repas de fêtes eut lieu dans le grand salon. Raoul de Malicourt, Gaston, Lucie et Alexandre y firent bonne figure. En fait, ils étaient aux petits soins pour monsieur le baron von Möll, l’entretenant en anglais ou en allemand, ne s’offusquant nullement que leur hôte s’entêtât à ne leur répondre que dans son français si maladroit.
Il fut servi un potage de cresson, un chevreuil en sauce, des darnes de saumon et un rôti d’agneau à l’ail, sans oublier une salade et des sorbets glacés. Cette fois-ci, madame la duchesse von Hauerstadt ne se trompa point dans l’utilisation des couverts et des verres. Lisbeth avait fait de grands progrès et désormais rares étaient ceux qui pouvaient penser qu’elle avait volé son titre.
*****
Eté 1947.
Le ciel s’assombrissait pour Otto von Möll.
Accusé, dans une campagne de presse montée en sous-main par Johann van der Zelden, de faire profiter l’URSS de ses recherches et avancées dans le domaine de l’aéronautique, l’avionneur dut affronter toute une horde de journalistes déchaînés alors que le Maccarthysme
commençait à faire des ravages au sein de l’opinion publique. Il y eut même un plumitif pour écrire que le directeur de la Flying Power avait livré les plans de ses nouveaux avions aux autorités militaires du Kremlin. Le mensonge était aussi haut qu’un gratte-ciel mais il passa.
Furieux, Otto ne comprenait pas d’où pouvait venir pareil coup. Un moment, il crut à une basse manœuvre d’Athanocrassos mais son ami Robert Fitzgerald York le persuada rapidement du contraire, lui démontrant que le financier n’avait aucun intérêt à l’accabler ainsi depuis qu’il lui avait retiré ses subventions. Le sénateur osa se mouiller publiquement en faveur de mister Möll, mais, à son tour, il fut atteint par cette odieuse campagne de calomnies qui ne reposait que sur du vent.
Pendant ce temps, le Président des Etats-Unis, Harry Truman, demandait à la CIA nouvellement créée de mener une enquête discrète concernant les agissements des deux éminents personnages qu’étaient mister von Möll et mister York.
Comme on peut le voir, grâce à sa fortune colossale, Johann van der Zelden était à même d’agir sur les gens vivant dans le passé et d’acheter les journalistes les plus sincères.
Au bout de quelques jours de tout ce tapage médiatique, l’immunité parlementaire du sénateur York fut levée. Robert se retrouva mis en arrestation sous les flashs de toute une troupe de paparazzi avide d’informer l’Américain moyen de ce qui se passait dans ce beau pays libre. Le prétexte avait été tout trouvé : l’appartenance du sénateur à l’association pacifiste créée par mister von Möll bien des années auparavant. Aux yeux de ses adversaires politiques, Robert Fitzgerald York était donc un dangereux communiste !
Cependant, Fitzgerald fut libéré presque aussitôt grâce au versement d’une caution importante. Notre bête politique résolut alors de se servir des médias pour retourner la situation en sa faveur.
Le 20 août 1947, le sénateur convoqua la presse et, devant les caméras de télévision, il y donna une conférence qui eut un retentissement énorme. York n’hésita pas à dénoncer les jalousies injustifiées de certains constructeurs aéronautiques, bien moins dotés au niveau de l’innovation technologique que mister Möll. Cette conférence déclencha un véritable scandale dans les milieux politiques ainsi que dans le monde de l’industrie.
Toutefois, les pressions persistaient sur l’entreprise de la Flying Power et Otto était quasiment acculé à la faillite. Son carnet de commandes se vidait à vitesse grand V et il dut même rembourser certaines avances de sa banque. Au bord du dépôt de bilan, mister Möll donna à son tour une interview à différents journaux américains et britanniques à l’affût d’une bonne manchette bien tapageuse afin de quadrupler et leurs tirages et leurs ventes.
Tandis que le Sunday Times, Newsweek et Life s’emparaient de l’affaire Otto, le Germano-Américain prenait la mouche et rétorquait avec un mordant surprenant de sa part.
- Oui, je suis victime d’un coup monté. Il n’y a pas meilleur citoyen américain que moi. Et, depuis que je suis installé aux States, j’ai toujours travaillé à œuvrer pour mon beau pays d’adoption. Que veut dire cette ridicule expression affaire Otto ? N’ai-je pas acquis la citoyenneté américaine avant la guerre ? Franchement, je n’ai pas davantage de preuves à donner de mon sincère patriotisme que de rappeler que j’ai participé à la mise au point et au perfectionnement des bombardiers B19, B24
et autres avions qui sont allés jeter leurs bombes sur nos ennemis les Japonais et les Nazis. Dois-je aussi me vanter et étaler mon rôle lors du projet Manhattan, projet qui aboutit à la bombe atomique utilisée contre le Japon à Hiroshima et à Nagasaki en août 1945 ? Oui, pendant la guerre, j’ai collaboré auprès de mes illustres collègues Oppenheimer
et Szilard qui coiffaient la mise au point de cette bombe A. Ceci, je crois, prouve suffisamment que j’ai opté pour le camp occidental. Si cela n’avait pas été le cas, je crois bien que Staline disposerait lui aussi, à l’heure actuelle, de cette bombe A. Or, est-ce le cas ? Non !
Un journaliste sournois fit alors remarquer :
- Monsieur Möll, nous ne doutons pas de vos choix passés. Pas du tout. Mais il n’est absolument pas question du passé, ici. En fait, je vous accuse personnellement d’avoir dissimulé au public des faits qu’il aurait dû connaître.
- Tiens donc ? Je serais ravi de savoir lesquels.
- En quelques mots, voilà ce qu’il en est. Lors de la dernière guerre, justement, il y a eu en Russie des crimes perpétrés par l’armée allemande.
- Hem. Mais en quoi cela me concerne-t-il monsieur ?
- Or, je sais de source sûre que vous n’avez pas hésité à protéger un haut officier allemand, un colonel, qui se trouvait présent lors du massacre de toute la population d’un village près de Stalingrad. Epargnant à ce dernier un jugement dont l’issue n’aurait fait aucun doute, vous l’avez fait venir aux Etats-Unis et, aujourd’hui, ledit officier travaille à vos côtés en tant que directeur de la Recherche et du Développement dans votre compagnie.
- Mais… mais cette histoire n’a rien à voir avec les précédentes accusations formulées par vos collègues ! Si je comprends bien, vous vous êtes tous ligués contre moi. Vous faites flèche de tout bois… d’un côté, je me retrouve accusé d’être un communiste, de l’autre d’être un nazi ! Ah ! Bravo ! Comme Staline et ses compères, vous pratiquez l’amalgame des accusations. L’homme que vous visez derrière moi se nomme Franz von Hauerstadt.
- Oui, mister Möll.
- Qui vous paye ? La CIA ? Les Soviétiques ? Un quelconque trust du pétrole ? Si vous tenez à avoir des informations précises, eh bien, voici pour votre gouverne. Mon ami Franz a d’abord été protégé par le général Kenneth Armstrong. Désormais, ce militaire est en poste à Washington, au Pentagone. Von Hauerstadt s’est disculpé de toutes ces sottes accusations. Jamais il n’a tué de civils désarmés, et, qui plus est, lors du massacre de Dniopr,
il se trouvait près du général Kulm car il se refusait à exécuter les ordres reçus. Tous les témoignages des survivants de cette rude période convergent et affirment que le major von Hauerstadt n’a pas participé à ce bain de sang.
- Monsieur Möll, vous n’hésitez pas à donner des noms. Il faudra donc que votre discours soit à la fois corroboré par le général Armstrong et par votre ami von Hauerstadt.
- Ce que j’avance n’est que la stricte vérité. Kenneth et Franz vous le confirmeront.
A son tour, le duc se retrouva dans le collimateur. Lui qui rêvait de rester dans l’anonymat, c’était perdu ! N’ayant pas l’habitude de reculer et de se dérober, l’ex-lieutenant-colonel de la Wehrmacht, le médaillé deux fois, accorda donc une longue interview aux plus grands quotidiens de New York.
Les journalistes se bousculèrent dans l’appartement du jeune homme. David Mac Intosh, le porte-parole de tous ces messieurs au chapeau mou vissé sur le crâne, fut frappé par le langage châtié de son interlocuteur, par l’anglais Oxbridge usé par celui-ci.
- Messieurs, commença Franz, tout d’abord, je tiens à dissiper tout malentendu. Sachez que les Etats-Unis viennent de m’accorder la nationalité américaine alors que cela ne fait pas cinq ans que je vis sur le territoire. C’est donc là un témoignage irréfutable de confiance donné par le gouvernement et la preuve que toutes vos accusations ne reposent sur rien… je suis sincèrement attaché aux idées humanistes et humanitaires, aux valeurs professées par les Etats-Unis, mon nouveau pays.
Ma femme Elisabeth, d’origine française, me soutient avec toute sa force et tout son amour. Elle sait que je suis innocent de cet atroce massacre qui se déroula à Dniopr. Ne me dites pas qu’elle a pu croire à une fable de ma part car avant de m’épouser elle était une « collabo » … dès 1942-1943, elle était entrée dans la Résistance, un groupe qui opérait en Normandie… Jamais elle ne m’aurait épousé si j’avais été coupable, si elle avait éprouvé le moindre doute là-dessus.
- Peut-elle venir témoigner de cela ? Lança Mac Intosh.
- Lisbeth ne manie pas l’anglais avec autant d’aisance que moi, monsieur Mac Intosh. De plus, malgré vous, messieurs les journalistes, vous avez bouleversé le train-train de cette paisible demeure… j’ai deux enfants en bas âge… la petite dernière n’a que sept mois et si vous tendez l’oreille, vous entendrez ses pleurs…
- Excusez-nous, fit penaud le journaliste d’origine écossaise. Nous ne savions pas.
- Je ne comprends pas bien comment mon passé peut interférer en quoi que ce soit dans les accusations absurdes que vous portez à l’encontre de mon ami Otto Möll. Comme il l’a dit d’ailleurs, vous excellez dans la pratique de l’amalgame usé habituellement par les Soviétiques. Otto communiste ? Mais c’est invraisemblable, stupide et ridicule ! Jusqu’à ces derniers temps, von Möll travaillait en étroite collaboration avec les plus grands chercheurs américains qui sont, dois-je mettre l’accent dessus, d’origine allemande. Tous ont fui le nazisme et ses ravages, permettant ainsi aux Etats-Unis de garder leur avance technologique sur leurs adversaires, hier l’Allemagne hitlérienne, aujourd’hui l’URSS stalinienne.
- Monsieur, reprit Mac Intosh fermement, ce que vous nous dites ne nous fournit nullement la preuve de votre innocence. Au contraire, le sens de votre discours dénonce en vous le plus parfait opportuniste. Vous vous rangez toujours du côté du manche, du plus fort.
- Monsieur Mac Intosh, je me vois dans l’obligation de mettre les points sur les i et les barres sur les t. Nous sommes entre gens dits civilisés. Je tiens à garder mon calme et à ne pas céder à la provocation. Je préfère donc ne pas relever vos paroles insultantes. Toujours du côté du plus fort ! Vous n’avez pas vécu ce que j’ai vécu, ce à quoi j’ai été confronté. Je suis né von Hauerstadt. Je ne l’ai pas voulu. On ne choisit pas les circonstances de sa naissance… On ne choisit pas son pays lorsqu’on voit le jour… oui, je suis né von Hauerstadt… ma mère s’appelait Amélie de Malicourt… elle est morte à Auschwitz Birkenau à l’été 1944, au mois d’août d’après une enquête menée par la Croix rouge… morte de faim… en fait, elle s’est laissée mourir… pourquoi donc me demanderez-vous ? Eh bien parce que son fils cadet, mon frère Peter, avait été fusillé par la Wehrmacht alors qu’il se trouvait sur le front russe. Oui, Peter avait tenté de déserter ce pandémonium. Il n’avait que vingt-et-un ans. Autre détail pour votre leçon : ma fortune a été saisie par le IIIe Reich… toutes les propriétés, les terres, les actions, les rentes des assurances, tout…
- Euh…, balbutia Mac Intosh.
- Vous m’accusez d’avoir perpétré des massacres au nom de l’idéologie nazie, une idéologie frelatée, mortifère… cela est faux et je puis le prouver. Les archives de l’OKW
sont maintenant à la disposition de qui veut bien les consulter. Lisez donc les rapports signés par le général Kulm datés du 20 janvier 1943. J’étais absent lorsque Gustav Zimmermann, l’officier SS, obligea ma compagnie et le capitaine Müller à mettre à mort tous les habitants de Dniopr. Sachez, messieurs les journalistes, qu’après ce que j’ai vu en URSS, je refuserai toujours de me mettre au service d’une quelconque puissance totalitaire.
- Quelconque ?
- Oui, une quelconque… des dérives sont toujours possibles… nul n’est à l’abri… oui, j’ai combattu l’Armée rouge… par conviction d’abord, par patriotisme certainement, je suis né allemand à une mauvaise période… oui, j’ai pris les armes pour défendre mon pays… ensuite… j’ai continué à me battre… Je ne nie pas, je ne refuse pas de voir que les Allemands ont commis des atrocités contre le peuple russe, contre les Juifs mais également contre tous les autres peuples qu’ils ont voulu asservir. Toutefois, les Allemands ne sont pas les seuls criminels. Les Soviétiques ont tout autant à se reprocher. C’est Staline qui a permis à la Werhmacht de pénétrer si facilement en Ukraine. Il voulait réduire les Ukrainiens par la violence parce que ce peuple avait toujours eu des velléités d’indépendance. Staline niait et nie encore la réalité de leur nationalisme. Cela se retournera contre les Russes un jour ou l’autre. Je ne suis pas nazi. Je ne le suis plus depuis 1940, depuis qu’un jour d’été, en France, quelque part dans une petite sous-préfecture, j’ai vu ce qu’était vraiment le national-socialisme. Là, à Epernay, j’ai compris combien je m’étais fourvoyé… mon ami Otto n’est pas communiste. Il n’est pas nazi non plus. Il a dû se faire violence pour participer à la mise au point de l’arme atomique… c’est un pacifiste convaincu depuis toujours… pourtant, il n’a pas hésité à se mettre au service des Etats-Unis afin que triomphent la justice et le bon droit… les valeurs de la démocratie libérale. Je partage son point de vue à cent pour cent. Il m’a dit un jour, « Staline est le plus grand criminel du siècle avec Hitler ». Ce sera là ma conclusion. Bonsoir, messieurs.
Le journaliste Mac Intosh, ébranlé, ne put que s’incliner devant ces propos prononcés avec la plus grande sincérité. L’interview fut publiée dans tous les grands journaux new-yorkais mais pas seulement. Les paroles si courageuses de Franz von Hauerstadt désarmèrent les calomniateurs.
L’affaire sembla se tasser. Robert Fitzgerald York obtint même des dommages élevés de la part de l’Etat fédéral et il put regagner le Sénat américain avec triomphe. Tous ses confrères et collègues lui firent une ovation méritée.
Johann avait-il donc perdu la partie ? Oh que non !
Le MVD, alerté par ses soins, s’intéressait désormais à mister Möll et à Herr von Hauerstadt. Les deux hommes se retrouvèrent placés sous surveillance par des agents soviétiques infiltrés aux Etats-Unis depuis de nombreuses années. Quelques-uns, trop zélés, allaient tenter d’abattre Franz et Otto. Une première fois, ce fut le pneu avant droit de la Ford d’Otto qui éclata sous l’impact d’une balle. Un deuxième attentat échoua lui aussi. L’avionneur réchappa par miracle à l’incendie de son garage.
Franz, quant à lui, alors qu’il revenait à pieds de sa petite promenade vespérale quotidienne, fut agressé par cinq voyous des bas quartiers de Detroit. Or, les malheureux, pas de taille, se retrouvèrent à l’hôpital qui avec une jambe cassée, qui avec une épaule démise, une main brisée, ou une mâchoire fracturée.
Le jeune duc se maintenait en forme et avait même repris l’entraînement du close combat.
Après tous ces événements, Otto Möll fut réengagé par les services scientifiques américains. De plus, il obtint une avance conséquente de la part de deux grandes banques dont la JP Morgan, et son usine aéronautique fut donc sauvée.
Mais que devenait donc le dénommé Sébastien ?
Manipulé, l’ex-majordome d’Otto était entre les mains du noyau du FBI contrôlé en fait par les Soviétiques. Notre espion néophyte fut lui aussi chargé de surveiller Otto Möll et Franz von Hauerstadt et de leur voler, tant faire se pouvait des plans et des documents compromettants.
Franz ambitionnait de mettre au point un moteur propulsé par la gravitation magnétique. Sébastien accomplit sa mission avec zèle et rapporta à son chef une épure de ce nouveau moyen de locomotion. Mais alors, il surprit une conversation qui lui apprit qu’il oeuvrait en réalité pour les communistes. Se refusant à travailler plus longtemps pour le bloc de l’Est, le malheureux bonhomme choisit de se suicider.
La police de Detroit ne découvrirait le corps de Sébastien, pendant lamentablement dans une modeste chambre d’un quartier populaire de la ville, qu’avec dix jours de retard, alertée par les voisins car le cadavre puait abominablement, exhalant ses effluves putrides à travers les interstices de la porte de la pièce.
Exit Sébastien…
Bien évidemment, Johann van der Zelden fulmina de rage. Une pièce précieuse dans son jeu d’échec venait de lui être ôtée.
Ceci dit, l’atmosphère de suspicion qui régnait aux Etats-Unis à la fin des années 1940 faisait qu’il n’était pas du tout invraisemblable de voir accusé de communisme le citoyen américain Otto Möll, d’origine européenne et assez fraîchement naturalisé. Le chercheur Oppenheimer,
avec lequel il avait travaillé, le directeur en titre du programme sur la mise au point d’une bombe atomique, était connu pour ses idées de gauche, ainsi d’ailleurs que ses principaux collaborateurs. Il avait fallu tout le poids de feu le Président Roosevelt pour que lui fût donnée cette haute fonction primordiale dans la lutte contre le nazisme et l’expansionnisme nippon. Or, après la capitulation de l’Allemagne, lorsque Oppenheimer sut qu’il devait poursuivre ses travaux sur la bombe A afin d’anéantir le Japon, il avait tenté, avec une partie de son équipe et avec l’aval et l’appui d’Albert Einstein, de s’opposer au lancement de ladite bombe sur des objectifs civils. Otto Möll avait lui aussi signé plusieurs pétitions allant dans le même sens. Il avait été également reçu avec son supérieur et son ami par les plus hautes sommités américaines afin de faire changer d’avis le Président Truman. Mais toutes ces démarches n’avaient pas abouti.
*****
Ce roman est excellent : pourquoi n'a-t-il pas de lecteurs ?
RépondreSupprimer