Un goût d'éternité 6e partie : Otto : 1946 (3).

 

La situation s’envenima jusqu’au dimanche des Rameaux. Après la messe, le repas de fêtes fut un chemin de croix pour Elisabeth Granier. Mais, Raoul de Malicourt franchit les bornes de la bienséance devant une tablée déconfite et Franz dut remettre son oncle à sa place sans prendre de gants et ce, avec l’approbation tacite de Mathilde et un soupir de soulagement de la part de Gérald. Même la tante Lucie, Gaston, l’oncle par alliance, veuf de Marie-Alice, et son fils Alexandre ne furent pas épargnés par l’ire légitime du duc von Hauerstadt. En réagissant de cette façon, le jeune homme administra une leçon de savoir-vivre à presque toute sa famille maternelle. 

Fresque de Giotto représentant l'entrée de Jésus-Christ dans Jérusalem.

- Alors, jeune dame, fit un instant Raoul presque hilare, vous ignorez l’usage du rince-doigts ? C’est pourtant le B, A, BA du savoir-vivre… Où donc avez-vous été élevée ma chère nièce ? Dans quel égout ? 

 

A ces paroles méprisantes, Franz répliqua sur un ton placide mais qui eut pour conséquence de doucher par ses propos les personnes ainsi interpelées.

- Un égout dites-vous, oncle Raoul ? C’est plutôt étonnant de votre part ce terme dans votre bouche… à ma connaissance, vous ignorez que ces conduits existent. Jamais vous ne vous êtes préoccupé de détails aussi triviaux… ne vous croyez-vous pas d’une essence supérieure ? Ce serait vous abaisser que d’examiner les plans d’évacuation des eaux usées du village qui porte pourtant votre nom et dont vous êtes le premier adjoint, n’est-ce pas ? 

 

- Paltoquet ! Jean-foutre !

- Pardonnez-moi, mon oncle, mais je n’ai pas terminé. Ainsi donc, cher parent, vous vous arrogez le droit de juger quelqu’un d’après son arbre généalogique… ou alors sur ses erreurs passées… Je sais bien ce que vous me reprochez… dites-vous bien que vous avez eu de la chance de ne pas m’avoir croisé sur le champ de bataille en 40… mais… que vais-je penser là ? Vous avez été réformé… pour pieds plats et vous n’avez défendu votre pays que dans la défense passive… ensuite, vous vous êtes contenté d’attendre que les choses se passent… et vous n’avez rallié la Résistance qu’à la vingt-cinquième heure, non ? Du moins c’est ce que j’ai cru comprendre du récit de grand-père… enfin, cette pseudo-gloire vous a toutefois valu ce poste de premier adjoint auquel je faisais allusion il y a une minute.

- Pardieu ! Que ne faut-il pas entendre ? S’écria Lucie, outrée et pâlissant sous l’affront fait à son frère cadet.

- Ah… Chère tante… je suis content de vous entendre enfin… ainsi, vous tombez le masque, Lucie de Malicourt… toute confite dans son orgueil, sa bigoterie de façade et j’en passe. Dois-je vous rappeler que, pourtant, vous êtes ruinée ? Que pour entretenir une aussi vaste propriété vous avez dû vous résoudre à… Dieu du ciel… travailler… Mais où va le monde, Seigneur ? Travailler, c’est déroger, perdre le droit de porter les armes, un titre de noblesse, celui de comte, qui remonte à… Philippe VI de Valois… 

https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/a/ad/Philippe_VI_de_France.jpg

- Philippe V…

- Non, ma tante… je connais mieux l’histoire de la famille que vous…

- Franz a raison, jeta incidemment Mathilde qui riait sous cape.

- Donc, comme je le disais, vous êtes ruinée… eh bien, si cela peut vous faire plaisir, moi également… mais ne faut-il pas vivre avec son temps ?

- Franz, reprit la sexagénaire, la mine pincée, je ne t’ai jamais porté dans mon cœur. Je trouvais que mère te pardonnait par trop tes bêtises, ta morgue d’Allemand…

- Certes, mais j’ai fait mea culpa depuis longtemps. Toutefois, aujourd’hui, le sujet de cet échange, ce n’est pas moi mais mon épouse, Elisabeth, ici présente, que vous méprisez sous le fallacieux prétexte qu’elle n’est pas… née… de quelque chose… pourtant, toute roturière que ma Lisbeth soit, elle en a davantage fait pour la France que vous.

- Que veux-tu sous-entendre, espèce de morveux ? Je ne suis qu’une faible femme pour commencer.

 - Sans doute… tante Lucie, lorsque vous vous rendez à la poste afin d’effectuer votre travail de guichetière – attention, ne voyez nul mépris dans mes paroles – vous accueillez les clients selon leur état civil… ne niez pas… Je vous ai vu faire. Or, vous ignorez ce que l’habit ou un nom qui se décroche dissimule.

- Sale gamin, marmonna entre ses dents Gaston.

-Tss. Tss… Oncle Gaston, je ne suis plus un enfant…

- Je suis plus vieux que toi, Franz et je puis te faire rentrer dans la gorge tes insultes.

- Mon oncle, j’en doute… mais j’en reviens à ma Lisbeth…

- Mon chéri, murmura la jeune femme gênée.

- Chut… il y a longtemps que l’envie me démangeait de vous jeter vos quatre vérités au visage… Donc… si je ne suis pas mort de faim, c’est grâce au dévouement de ma femme. Si je suis encore en vie et libre, c’est toujours grâce à elle, à son courage… un tel amour, parfois, je me demande si je le mérite…

- Nous aussi, fulmina Raoul.

- Vous savez, faire des lessives et des ménages quatorze heures par jour, ce n’est pas la panacée… oui, Lisbeth a un cœur noble et généreux. Mais vous, oncle Gaston, qu’avez-vous dans la poitrine ? Ne vous vexez pas… à mes yeux, la noblesse de cœur vaut des centaines de milliers de fois la noblesse de sang… n’est-ce pas, oncle Raoul ? Et toi, Alexandre ? Tu es devenu la statue de la stupeur ? Tes oreilles sifflent, non ? Même pas fichu de déboucher le lavabo de sa salle d’eau… c’est moi qui ai dû m’y coller…

- Cousin ! Hurla le dénommé Alexandre.

- Tu as échoué en tout… tu as raté trois fois ton bac… tu as refusé d’apprendre un métier manuel et maintenant, tu ne jures que par les écrits de ce Jean-Paul Sartre…

Image dans Infobox.

 Notre grand-mère commune ne m’a rien celé de tes déboires et de tes secrets… de Polichinelle… car, si moi, je me fais « entretenir » et là je mets des guillemets, par Elisabeth, toi, tu n’es qu’un gigolo de troisième catégorie qui a pour maîtresse une chanteuse de deuxième zone, camée jusqu’aux yeux. Une épave comme Fréhel.

 Image dans Infobox.

N’en pouvant plus, Alexandre se leva brusquement de table, renversant son siège.

- Je vais te faire payer, rugit-il, sale Fridolin…

- Fridolin… mais… en remontant dans notre arbre généalogique commun, nous avons tous deux du sang allemand, que je sache… cela date du XVIIIème siècle…

A son tour, Raoul quitta la table du repas et se rapprocha dangereusement de Franz. Ecrevisse, il gronda des menaces.

- Petit blanc-bec de nazi ! Père… je ne puis laisser passer cela… je vais te tuer… père…

- Oui, Raoul ? Lança durement Gérald qui s’était subitement redressé et dont les yeux bleus jetaient des éclairs.

- Père, il vous faut choisir… soit, je tue Franz en duel, soit je me tire de cette demeure où je ne suis plus chez moi…

- Raoul, nous ne sommes plus au siècle dernier, siffla le comte de Malicourt. Abattre Franz d’un coup de pistolet, ce serait un meurtre…

- Et alors ? Ce Boche ne recevrait que la monnaie de sa pièce.

- Hum… Encore faudrait-il que mon cher oncle sache tirer ou manier l’épée… or, ce n’est pas le cas, persifla Franz, se retenant manifestement de rire.

Elisabeth se tenait coite, abasourdie. Jamais chez elle, il n’y avait eu de telles disputes.

- Saligaud… Je fiche le camp… je ne peux plus rester ici, en compagnie d’un neveu qui a épousé la première fille-mère venue avec l’intention de sauver sa peau.

Claquant la porte, il gagna le hall d’entrée. Mais le comte de Malicourt le rejoignit et lui jeta :

- Raoul, il me semble que vous vous oubliez… à votre âge… vous voulez me faire perdre la face et m’humilier sans doute… eh bien, vous avez tout bon.

- Père… Vous avez toujours eu un faible pour ce faux-jeton.

- Franz von Hauerstadt vaut mieux que toi, que nous tous ici… tâche de t’en souvenir… Ce n’est pas sa faute s’il est né allemand… c’est la mienne… alors, fais l’effort de ne pas l’oublier et reviens t’excuser…

- Jamais !

- Alors, c’est toi qui es un connard, mon fils.

Sous la gifle de ces paroles, Raoul pâlit et bégaya :

- Vous avez l’intention de me déshériter.

- Pour ce qui reste de notre fortune…

- Mais… le titre…

- Du pipeau qui n’éblouit plus personne. Sauf les crétins dans ton genre.

La tête basse, oncle Raoul revint dans la salle à manger et balbutia des excuses à son neveu. Franz eut le bon ton de ne pas afficher sa satisfaction. Puis, le déjeuner reprit et se termina dans un lourd silence.

Il n’empêche. Le duc avait marqué des points. L’abcès avait été crevé et désormais l’atmosphère serait plus conforme à la bienséance chez les Malicourt.

 

*****

Les fêtes de Pâques se déroulèrent au mieux dans le village et chez les comtes de Malicourt. Naturellement, toute la famille communia le 21 avril après s’être confessée l’avant-veille. Raoul, le premier, demanda sincèrement pardon pour les paroles cruelles qu’il avait eues. Quant à Franz, il reconnut devant le prêtre qu’il s’était laissé quelque peu emporter par son orgueil et son espièglerie. Mais l’homme d’Eglise ne lui en tint pas réellement rigueur. Au fond de lui, il se réjouissait de voir enfin quelqu’un capable de rabattre le caquet de certains membres pleins de morgue de cette famille qui avait donné son nom à ce village paisible de la France traditionnelle.

Le repas de Pâques ne connut donc pas l’atmosphère tendue et la remise à leur place bien sentie des oncles et tante de Franz. Le gigot d’agneau à l’ail fut partagé dans la bonne humeur. Alexandre ne battait plus froid son cousin et le jeune homme réussit même à échanger quelques propos aimables avec l’Allemand.

Toutefois, Mathilde avait le cœur gros à l’idée du prochain départ de son petit-fils préféré pour les Etats-Unis. Elle craignait de ne plus le revoir et cela l’affectait.

Alors, pour atténuer le chagrin de Granny, Franz lui offrit un cadeau sans prix : il lui donna l’unique cliché photographique en sa possession sur lequel sa mère Amélie et son frère cadet posaient ensemble. A la vue de la photo, la grand-mère ne marqua pas sa désapprobation, bien au contraire. La duchesse von Hauerstadt souriait devant l’objectif comme si de rien n’était et tenait par le bras Peter en uniforme de sergent de la Wehrmacht.

-Franz, merci de te défaire ainsi de ce qui, assurément, est pour toi tout ce qui te reste de ta mère et de ton frère…

- Oui, Granny… j’ai réellement de la peine à me séparer de cette photo. Mais vous en avez encore bien plus besoin que moi.

- Tu dis vrai, mon cher enfant. Je n’ai plus revu ma fille depuis 1934 et Peter depuis l’été 1935. Mais de quand date ce cliché ? Dessus, ton frère paraît un homme…

- Il a été pris en novembre 1943…

- Oui, Franz… je comprends… peu avant que Peter ne reparte sur le front de l’Est… Amélie est toujours aussi belle sur cette photographie que lorsque je la vis pour la dernière fois…

- Merci, Granny.

- Je te promets de prendre soin de ce précieux témoignage…

Mathilde, embrassant Franz comme jamais auparavant, se fit la promesse de lui rendre ce modeste cliché en noir et blanc dès que son petit-fils reviendrait à Malicourt. La vieille comtesse avait pris la décision de faire agrandir la photo et de la placer sur sa table de chevet. Lorsque la vieille dame se rendit chez le photographe du village, ce dernier n’osa poser la question qui lui démangeait les lèvres. Mais la comtesse de Malicourt satisfit rapidement sa curiosité en lui disant que le jeune homme de vingt ans figurant sur le cliché n’était autre que le fils de sa chère fille Amélie qui avait jadis épousé un duc allemand. Pour en revenir à Mathilde et à Franz, ce fut ainsi que Granny et le jeune duc se séparèrent, sans verser une larme mais dignes dans leur amour partagé des chers disparus.

Lorsque, enfin, les von Hauerstadt partirent deux jours après les fêtes de Pâques, afin de rejoindre d’abord Lisieux puis d’embarquer pour les Etats-Unis, la paix avait donc été rétablie. Petit détail non anodin, François utilisait désormais le pot de chambre pour la grosse commission, ce qui soulageait ses parents. En effet, Granny avait obtenu ce progrès de la part de l’enfant, se contentant de rouler des yeux et d’insister jusqu’à ce que le petit obéît.

 

*****

 

Le voyage en cargo vers les Etats-Unis se déroula sans fait notable au début du mois de mai. Débarquant dans le port de New York, Elisabeth et François furent ébahis par la hauteur des gratte-ciels, mais également abasourdis par la foule des gens pressés qui se hâtaient dans les rues. Mais Lisbeth trouva la Grosse Pomme trop bruyante. 

 

- J’espère, Franz, que Detroit sera plus calme…

- Navré de te décevoir, ma chérie… en fait, toutes les grandes métropoles américaines sont ainsi, surpeuplées, enfumées, invivables, encombrées par les automobiles… le bruit y est permanent.

- Mon Dieu… moi qui me plaignais du monde qu’il pouvait y avoir à Caen ou à Lisieux… mais comment font-ils tous ?

- Euh… Ils y sont nés ou bien ils se sont adaptés.

- D’accord…

Ensuite, le ménage, toujours accompagné de François et de Sonntag, prit le train pour Detroit à la gare de Grand Central.

Sur le quai de la gare de la capitale de l’automobile, un homme rondouillard, légèrement chauve et portant lunettes accueillit les von Hauerstadt. Il s’agissait d’Otto von Möll qui était venu en personne. Courtoisement, il serra la main de Franz et fit de même avec Elisabeth. Il avait reconnu le couple grâce à une photographie fournie par le général Kenneth Armstrong.

Tandis que tous prenaient place dans la lourde automobile de l’avionneur, bien vite, Otto et Franz se mirent à converser en anglais et non en allemand, au grand dam d’Elisabeth qui ne comprenait que fort peu la langue et avait espéré que la conversation se tiendrait dans un des deux idiomes qu’elle pratiquait.

« Allons, bon… je tombe sur les deux seuls Allemands qui préfèrent parler anglais au lieu de s’exprimer dans leur langue maternelle, marmonnait la jeune femme avec une certaine rancœur. Si cela doit durer, je vais m’ennuyer au possible… ».

Cependant, Franz et Otto étaient en train de confronter leurs idées sur les dernières théories émises en matière d’astronautique, notamment le point délicat d’un lancement de fusées en dehors de la stratosphère, non réalisé encore en 1946.

Le trajet sembla long aux yeux d’Elisabeth qui se sentait quelque peu abandonnée. Enfin, la lourde voiture, une berline couleur bordeaux, stoppa devant un magnifique pavillon situé dans la banlieue de Detroit. 

 Cabriolet Continental de 1942.

- Ah… mon fils Archibald est de retour, s’exclama soudain Otto en voyant l’espèce de tire rouillée qui servait de véhicule à son fils cadet. Tant mieux. Ainsi, vous allez pouvoir faire sa connaissance… ainsi que celle de Dietrich puisqu’il est venu me rendre visite…

-  Dietrich, votre aîné ? Demanda Franz poliment.

- Oui, c’est cela. Il a vingt-deux ans et Archibald dix-neuf…

Immédiatement, les von Hauerstadt constatèrent que les deux frères étaient aussi opposés que possible. Dietrich se fendit d’un bonjour en allemand, aussitôt imité par son frère, mais en français. Cela fit sourire Elisabeth qui tenait François dans ses bras, le garçonnet ayant fini par s’endormir à la suite de la fatigue du voyage.

« Enfin quelqu’un qui sait que je ne comprends pas l’anglais », murmura la jeune femme avec soulagement.

Le fils aîné d’Otto était excessivement sérieux et vêtu impeccablement d’un costume trois pièces bien coupé. Au contraire, le cadet, beatnik par anticipation, se présentait mal rasé, pas coiffé, les cheveux gras, portait négligemment un vieux pantalon en accordéon d’une teinte douteuse, un pull mité et usé aux coudes. Aux pieds, des sandales hors saison puisque nous étions au début du mois de mai. Toutefois, le plus jeune s’avérait être le plus sympathique des deux fils. En effet, il avait un fond espiègle et aimait à faire croire qu’il y avait des rats, des araignées et d’autres bestioles aussi peu ragoûtantes dans la cave ou encore le grenier.

Toutefois, Sonntag n’était pas dupe et conservait son impassibilité féline coutumière. 

 File:Socks the Cat.jpg - Wikipedia

A part le bonjour de Dietrich en allemand, Franz dut se rendre à l’évidence. Aucun des deux grands fils d’Otto ne pratiquait couramment la langue de Thomas Mann.

 Thomas Mann in 1929

 Par contre, ils se débrouillaient suffisamment en français ce qui permit à Elisabeth de ne pas totalement se sentir perdue à table, lors du premier souper. Quant à Otto, il avait oublié les leçons données par Cécile Grauillet. Il s’exprimait dans la langue de Diderot avec une maladresse risible, faisant des fautes énormes de syntaxe. Son anglais était du même genre, épicé d’un accent guttural insupportable. Pourtant, l’avionneur s’obstinait à ne pas parler sa langue maternelle. Il en expliqua la raison à son hôte :

- J’ai fait jadis serment de m’exprimer dans la langue de mon pays d’accueil. Je ne parle allemand que lorsque je suis de retour à Ravensburg, mais contraint et forcé. N’ai-je pas la nationalité américaine ? Je me fais donc gloire de pratiquer l’idiome des grands Présidents des Etats-Unis tels Washington, Jefferson, Lincoln et Franklin Delano Roosevelt. Au fait, mon accent ne vous gêne pas ?

- Oh, vous savez, monsieur Möll, du moment que je vous comprends ou devine ce que vous voulez dire… mais mon épouse, fit Franz avec diplomatie.  

- Oui, eh bien ?

- A table, elle fait plutôt piètre figure. Votre baragouinage lui passe complètement au-dessus de la tête…

- Quoi ? Je m’exprime si mal que cela en anglais ? S’exclama von Möll profondément vexé.

- Non, ce n’est pas cela. Mais Lisbeth débute dans cette langue… voyez, j’ai à peine commencé à lui donner quelques leçons. Si vous vouliez faire un effort et lui parler parfois en français ou en allemand… ainsi, elle vous trouverait plus sympathique. Quelques mots de réconfort, des compliments par-ci, par-là…

- Hum… Je comprends… je tâcherais… de m’en souvenir. Mais, von Hauerstadt, plus je vous écoute, plus vous me stupéfiez.

- Ah bon ? A quel propos ?

- Comment faites-vous pour vous exprimer avec autant de facilité dans la langue de Shakespeare ? A vous entendre, je jurerais que vous êtes un pur Londonien appartenant à l’high society ! 

 

- Mais… cher monsieur Möll, Otto, si vous le permettez…

- Je permets, mon cher Franz, je permets…

- Je suis né dans la haute société et tous les ducs d’Hauerstadt ont effectué leurs études à Oxford. De plus, à table, nous avions l’obligation de parler anglais ou français et jamais allemand…

- Euh… Soit… que diriez-vous, si, après le dîner, nous allions visiter mon usine ?

- Volontiers. Lisbeth sera contente. Comme toutes les femmes, elle aime ce qui est nouveau…

Franz s’empressa de faire part de l’invitation de l’avionneur à Elisabeth.

Un coup de fil vint chambouler les prévisions de la soirée. Archibald fut le premier à prendre le combiné. Mâchouillant un chewing-gum, il répondit au mystérieux interlocuteur.

- Ouais… il est là… Je vous le passe.

- Dad… C’est pour toi… Bill, jeta le jeune homme après un temps d’arrêt. 

Otto fit presque tomber son siège pour accourir dans le hall où se trouvait l’appareil téléphonique.

- Allo ? Comment vas-tu mon cher ? Oh oh ! Tu veux me voir dès ce soir ? Tu es à Detroit en perm ? Ma foi… pourquoi pas ? Mais non, tu ne me gênes pas du tout, Bill… je t’assure… j’ai toujours une chambre de disponible pour toi. Tu t’amènes quand tu veux… même s’il est minuit. O.K. au fait… avant de raccrocher, je t’informe que j’ai des invités… tu connais au moins l’un d’entre eux…

A l’autre bout du fil, William O’Gready tonna :

- Non, Otto… ne me dis pas qu’ils sont déjà ici… Tu avais promis d’attendre encore un peu…

- Je ne t’ai rien promis du tout, mon ami… de toute manière, tu es toujours le bienvenu ici… ta chambre t’attend… Oui… c’est ça. A plus tard… Je ne serai pas couché, mon vieux.

S’en retournant dans la salle de séjour, Otto dut avertir ses fils et ses hôtes de l’arrivée prochaine du lieutenant-colonel William O’Gready chez lui, au courant de la nuit.

- Un vieil ami à moi, murmura-t-il avec embarras…

Franz eut le bon ton de ne rien dire et se contenta de traduire à Lisbeth les propos de mister Möll. La Française ne fit pas preuve d’autant de sang-froid que son époux. Son visage marqua non la colère mais le mécontentement. Murmurant à l’oreille de son mari, elle lui fit comprendre qu’elle désirait se retirer dans leur chambre obligeamment mise à leur disposition afin de s’assurer que François allait bien et dormait paisiblement du sommeil de l’innocent.

Les von Hauerstadt quittèrent donc la table alors qu’il était à peine vingt-et-une heure et que le dessert, une tarte au citron, n’avait pas encore été servi.

Une fois dans la vaste chambre bien meublée aux lits jumeaux confortables, Lisbeth éclata en sanglots.

- Meine Liebe… was ist das ?

- Franz… C’en est trop… Ce militaire… j’ai reconnu le nom… c’est celui qui t’humiliait dans la prison militaire de Caen… ainsi, il est ami avec ton futur employeur ?

- Oui, mon amour… mais c’est moi que cela regarde, ma chérie… Tu n’as pas à t’en faire… Ce colonel est plus intelligent qu’il n’y paraît, j’en suis sûr… et Otto von Möll encore davantage…

- Je suis si fatiguée… j’ai si peur de ce qui pourrait nous arriver…

- Sois sans crainte…

- Non… Franz… je n’ai pas peur pour toi… tu sais te contrôler… Tu agis en adulte responsable… mais moi… j’ai toujours cette terrible impression d’être une poupée ballottée d’événement incontrôlable en événement incontrôlable.

- Meine kleine Puppe… meine kleine Franzöziche…

- Tu ne me comprends pas…

- Quoi ? Qu’est-ce que je ne comprends pas, ma chérie ? Explique-le-moi…

- Comment te le dire ? C’est si gênant… Surtout en ce moment.

- Jette-toi à l’eau, mon amour…

- J’ai du retard… dans mes règles…

- Attends… d’accord… beaucoup ?

- Trois semaines…

- Oui… je vois… cela remonte à Fontainebleau…

- Tu saisis…

- Eh bien, nous irons faire des tests, voilà tout… Ne t’inquiète pas davantage, ma Lisbeth…

- Mais… Franz, si c’est le cas, si je suis enceinte…

- Je prends cette nouvelle comme un magnifique cadeau, mon tendre amour…

- Tu en es certain ? Tu n’es pas contrarié ?

- Mais non, voyons ! Je t’aime… je t’aime tant, mon Elisabeth…

Alors, le jeune homme se mit à embrasser doucement sa tendre moitié, si doucement, si amoureusement que Lisbeth se détendit et se laissa aller. Deux heures plus tard, les craintes de la jeune épouse s’étaient totalement envolées lorsque Bill sonna à la porte. Franz, qui avait entendu la sonnette puis l’accueil d’Otto, eut le bon sens d’attendre le lendemain matin pour se présenter au vieil ami de son hôte. Quant à Elisabeth, elle avait fini par sombrer dans les bras de Morphée et ronflotait paisiblement, la tête posée sur le torse de son mari.

 

*****

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