Un goût d'éternité 6e partie : Otto : 1946 (2).
Mais pour l’heure, le jeune couple partit pour Fontainebleau
le 12 avril soit deux jours avant la fête des Rameaux. Encombrés du chat dans un panier en osier, de la poussette pour le garçonnet de quatorze mois, de deux énormes et lourdes valises plus du nécessaire à langer, Elisabeth, François et Franz entreprirent le long déplacement en train de Lisieux jusqu’à la propriété des Malicourt. Ils arrivèrent à la gare Saint-Lazare vers onze heures du matin alors que Sonntag souffrait du mal des transports et n’aimait visiblement pas rester confiné dans son panier. Le chat gémissait sans cesse, ce qui faisait rire François qui balbutiait : « Ka… Ka » pour chat. De là, la famille prit le métro, ligne Nord-Sud numéro 12 jusqu’à Concorde puis changea pour emprunter la ligne 1 qui les conduisit jusqu’à la gare de Lyon. On voyait que Franz connaissait Paris puisqu’il ne se trompa pas. D’ailleurs, Elisabeth lui en fit la remarque et son mari dut se justifier en lui rappelant qu’il était souvent venu dans la capitale française durant son enfance et qu’il y avait même séjourné quelques semaines à la fin de 1940. Enfin, tous montèrent dans le train-omnibus qui s’arrêtait à la station Fontainebleau-Avon.
La petite famille n’avait pu prendre que des billets
de troisième classe et se retrouvait donc à partager les sièges en bois peu
confortables avec d’autres voyageurs. Ceux-ci cassaient la croûte sans honte ni
gêne, déballant des camemberts coulants à souhait, des saucissons à l’ail, des
boîtes de sardines à l’huile, des rillettes ou encore des tartines beurrées, au
jambon de Paris. Comme boissons, des demis de bière qu’on pouvait facilement
décapsuler, de la limonade pour les enfants ou des litrons de vin rouge pour
les adultes. Ceci dit, les gens du compartiment avaient de la chance qu’on ne
fût pas en été, sinon les arômes plus ou moins supportables dégagés par cette
boustifaille se seraient davantage répandus ainsi d’ailleurs que les odeurs de
transpiration.
A la gare de Fontainebleau-Avon, Franz, Elisabeth,
François et Sonntag durent monter dans un car Citroën T45 qui faisait le trajet
jusqu’au village surplombé par la propriété des Malicourt.
Ce fut donc après trois heures de l’après-midi que
tout ce petit monde sonna à la grille du château mal entretenu, ce qui
témoignait des difficultés financières de la famille maternelle de Franz. Dans
ses souvenirs, le jardin n’était pas en si mauvais état ainsi que les
bâtiments. Mais il y avait onze ans que le jeune homme n’avait pas rendu visite
à ses grands-parents.
Gérald et Mathilde accueillirent le petit-fils
prodigue avec forces embrassades. Ils se montrèrent aimables avec Elisabeth et
caressèrent François, tout heureux de voir que la lignée d’Amélie ne serait pas
éteinte.
Ce fut dans une grande chambre à la tapisserie défraîchie que les von Hauerstadt s’installèrent. Vite, ils défirent leurs bagages alors que Sonntag, dépaysé et effrayé, cherchait refuge sous un lit à baldaquin dont les tentures prenaient la poussière. Le félin avait senti la présence de deux chiens, un Braque qui prenait de l’âge et un Bleu d’Auvergne.
Mais la grand-mère se pointa et demanda de sa voix si
snobe et si posée :
- Qui a emmailloté ce petit ? Ses langes pendent
lamentablement…
Franz et Elisabeth se regardèrent et n’osèrent
répondre. Quant à François, il explorait la pièce en se dandinant
maladroitement.
- Bon… aucun de vous deux ne pipe mot. Quel âge a
François, au fait ?
- Quatorze mois dans trois jours, madame, fit la jeune
mère.
- Madame ? Vous me fâchez, Elisabeth. Appelez-moi
Granny comme Franz.
- Euh… si vous voulez… Granny.
- Alors… à quatorze mois, il n’est pas encore
propre ? Il ne va pas au pot ?
- Granny, lança Franz, François n’est pas en retard
sur ce plan…
- Peut-être. Mais je vais le mettre au pas, moi.
Inspectant la pièce, Mathilde chercha des yeux le
bambin. Enfin, elle le vit et l’appela.
- François,
viens ici, mon petit…
Le garçonnet ne se fit pas prier. Il accourut de son
pas comique.
- Ma’… ma’…
- Non, mon enfant… je suis ton arrière-grand-mère…
dis-moi Grand-maman…
- Ma’… ma’, répéta le jeune enfant. Mutti,
enchaîna-t-il innocemment.
- Hem… toussota Mathilde. Ainsi, tu lui apprends aussi
à parler allemand ?
- Oui, Granny, jeta Franz. Cela vous fâche ?
- Non, pas du tout… Gérald et moi voudrions te parler
en privé… Viens dans le boudoir du rez-de-chaussée. Quant à vous, Elisabeth, ma
chère, prenez un peu de repos. Vous avez les traits tirés.
C’était là la manière la plus aimable qu’avait trouvé
Mathilde pour dire à l’épouse de son petit-fils préféré qu’elle avait besoin de
se refaire une beauté. Tout en s’inclinant, Elisabeth jeta un regard lourd de
sous-entendus à Franz. Il signifiait qu’elle voulait tout savoir de ce qui se
serait dit entre le jeune homme et les Malicourt.
Dix minutes plus tard, le petit-fils prodigue dut
expliquer au comte Gérald et à Granny tout ce qui s’était produit depuis onze
années ou presque. Cette conversation dura et dura et dura…
- Bon… François tu ne nous dis pas tout, proféra
Gérald de Malicourt d’une voix sévère. D’où sort cette Elisabeth ? Elle
n’est pas de notre monde… visiblement, c’est une roturière.
- Oui, bien sûr… mais en quoi cela vous
gêne-t-il ?
- Pourquoi l’as-tu épousée ?
- Parce que je l’aimais… parce qu’Elisabeth aussi
m’aimait…
- Admettons… quand vous êtes-vous mariés tous les
deux ?
- Le 15 mai de l’an passé.
- Et François est né…
- Le 15 février de l’année dernière…
- Ou tu as fêté Pâques avant les Rameaux et tu as dû
régulariser une situation compromettante, ou cet enfant n’est pas de toi,
balança Granny.
- Grand-mère ! S’offusqua le jeune homme après
avoir marqué un temps d’arrêt afin de saisir le sens de l’expression
idiomatique utilisée par sa Granny.
- François, à d’ autres !
Ce bambin ne te ressemble en rien. Il ne me rappelle pas non plus Amélie… je
n’ai pas les yeux dans les poches, mon petit. Je suis vieille mais pas encore
sénile, vois-tu ?
- Toi, un officier de la Wehrmacht, en occupation en
France, rajouta Gérald, tu épouses une résistante ? Pardon, mais là, nous
avons besoin de comprendre…
- Elisabeth m’a sauvé la vie… si je n’avais pas été
fait prisonnier par son groupe, j’aurais été fusillé par mes compatriotes.
- Ensuite ? Insista Gérald.
- Lisbeth m’a épargné le camp de prisonniers…
- Et ?
- Grâce à elle, j’ai pu travailler dans une ferme…
- Oui ? Franchement, François, où tu nous dis
tout, où nous te mettons à la porte, reprit Granny.
- Je me rends… Lisbeth est une fille-mère, abandonnée
par son premier amour, un médecin qui se nomme Marc Fontane…
- Et toi, comme un con, tu as choisi d’endosser cette
paternité. Je ne voyais pas les von Hauerstadt comme ça, aussi tolérants.
- Grand-père, je vous en prie… la guerre m’a changé…
m’a mûri…
- Et t’a rendu encore plus crétin…
- Non… J’aime Elisabeth et elle m’aime… la situation
est plus compliquée qu’il n’y paraît en fait… Lisbeth était déjà amoureuse de
moi en mai 1944. Mais elle avait déjà commis la sottise de céder à Marc Fontane
car elle avait honte des sentiments qu’elle éprouvait à mon égard…
- D’accord. Tu as désormais vingt-huit ans ou presque.
Tu sais donc ce que tu fais…
- Oui, Granny.
- Nous ne te jugeons pas, même si nous t’en donnons
l’impression. Mais si jamais un autre enfant survenait, qui hériterait ?
Peux-tu nous le dire en toute franchise ?
- Grand-père, François est l’aîné, un point c’est
tout.
Sur ces paroles, Franz salua ses aïeux et s’en
retourna dans la chambre afin de raconter à Elisabeth l’échange sans concession
qu’il venait d’avoir.
*****
Lisbeth avait achevé de ranger les affaires. Ainsi, elle avait pendu sur un cintre le manteau qu’elle portait durant le voyage. Ledit vêtement, jadis de teinte châtaigne avait été reteint en noir et les épaules avaient été rembourrées afin de lui donner un air plus à la mode. Ce paletot avait en effet appartenu à madame Granier et avait près de dix ans d’âge. Les chaussures, à hauts talons compensés d’où tout cuir était absent, avaient trouvé une place dans le bas de l’armoire en chêne. Puis, Elisabeth avait enfilé une paire propre de socquettes blanches ainsi que des ballerines noires comme les rubans dans ses cheveux. Quant à sa robe, elle était fleurie avec de jolies couleurs vives où les coquelicots alternaient avec les jasmins.
François, ce cher petit, après avoir été débarrassé de
son manteau tricoté en laine, jouait en barboteuse, une barboteuse taillée dans
un tissu vichy récupéré d’un vieux rideau. L’enfant cherchait Sonntag dans
toute la chambre, l’appelant Ka… Ka… Son…
Son…
Mais le félin, terré sous le lit tant il était
effrayé, refusait de se montrer.
Quand Franz s’en revint de son entrevue avec ses
grands-parents maternels, il ne dissimula rien de l’ardue conversation.
- Je ne veux rien dire, mais ta mamie est une harpie,
mon chéri.
- Ce n’est là qu’une fausse impression, Lisbeth. En
fait, elle a le cœur sur la main. Certes, elle est assez collet monté, mais, tu
verras, elle va finir par t’accepter et t’apprécier, répondit Franz en furetant
dans sa valise.
- Tu cherches quelque chose, mon amour ?
- Euh… oui… ce que tu sais… mais je pense les avoir
oubliés.
- C’est si grave ?
- Cela dépend… de toi… où en es-tu dans ton cycle
menstruel ?
- Je ne sais pas… je ne compte pas les jours…
- Ouille ! C’est ma faute… je t’ai donné de
mauvaises habitudes, Lisbeth…
-Quelles mauvaises habitudes, Franz ? Je ne
comprends pas…
- Je t’ai laissé te reposer sur moi, sur les
précautions que je prenais, ma chérie.
- Cela ne fait rien, mon chéri.
- Ah oui ? Je crains qu’il nous faille faire
abstinence, Lisbeth.
-Il n’en est pas question, Franz.
- Hum… Ce serait prendre des risques… nous allons
jouer aux dés…
- Tant pis, Franz ! A la grâce de Dieu…
Peu convaincu, le jeune homme choisit de se taire. Il
ne voulait pas contrarier sa chère Elisabeth.
*****
Le dîner fut une véritable épreuve pour Elisabeth née Granier. Heureusement pour la jeune femme, Granny l’avait placée à table aux côtés de son mari. Il put donc lui souffler comment agir et quels couverts utiliser. Mais Lisbeth était loin de se sentir à l’aise. Pensez un peu : comment ne pas se mélanger les pinceaux avec tous ces couverts, ces assiettes, ces verres et l’usage de la serviette ? Comment manger sans circonvenir aux diktats des convenances ? ainsi, à la droite de l’assiette creuse pour le potage, il y avait donc la cuiller à potage, le couteau et le couteau à poisson. A gauche, la fourchette et la fourchette à poisson sans oublier le couteau à fromage. Plus tard, seraient utilisés le couteau et la cuiller à dessert. Quant aux verres, ils étaient rangés par ordre de taille, avec le verre à eau, le verre à vin rouge, le verre à vin blanc et ainsi de suite. Toutefois, dans cet assortiment, il manquait la coupe à champagne.
Discrètement, Franz rappelait à Lisbeth qu’il ne
fallait rien laisser dans les assiettes, mais aussi de ne pas saucer avec le
pain et de ne prendre que le morceau de viande qui était présenté devant elle.
Elisabeth pâlit lorsqu’il fallut couper le poisson et lui enlever ses arêtes.
Jamais dans sa vie, elle n’avait usé d’un couteau et d’une fourchette à
poisson. Comprenez donc. Il fallait tout d’abord fendre en long sur l’arête ce
mets délicat, puis le couper en tranches. L’arête ôtée, le martyre n’était pas
fini pour autant. Le dessous se découpait comme le dessus. Et tout cela avec le
sourire tout en causant de tout et de rien, en écoutant son voisin.
Quand vinrent les fruits, la jeune femme n’en pouvait mais. Plus tendue que les cordes d’une lyre, elle dut peler avec le plus grand sang-froid sa poire avec un couteau à fruits dont elle ignorait jusqu’à cette soirée que cet objet existât.
Mais venons-en à la composition de ce dîner tout à
fait ordinaire pour Gérald et Mathilde de Malicourt. Le potage fut servi en
premier, comme il se devait. Puis vinrent les soles. Ensuite, ce furent les
filets de chevreuil avec comme légumes d’accompagnement des fèves nouvelles.
Les fromages n’avaient rien d’ordinaire avec somme toute un assortiment des
plus simples : emmenthal, Brie de Meaux et rouleau de chèvre aux herbes.
Pour terminer, outre les poires, il y eut aussi un vacherin glacé.
Lorsque tous se retirèrent dans le fumoir ou le
boudoir, Lisbeth était plus fatiguée que si elle avait turbiné quinze heures
d’affilé. Enfin, tandis que ses souffrances s’achevaient, en montant les escaliers
conduisant à leur chambre, elle jeta à son mari sur un ton
mi-figue-mi-raisin :
- Ils l’ont fait exprès… pour m’humilier…
- Mais non, ma tendre Elisabeth, sourit Franz.
- Je te dis que oui…
- Personne ne s’est moqué de toi. Gérald racontait ses souvenirs de chasse à courre
et Granny narrait des anecdotes du temps de ses
fiançailles. Quant à tante Lucie, elle était trop accaparée par les chants de
la chorale qu’elle dirigera dimanche.
- Oui, mais tu n’as pas vu ton oncle Raoul… il me
regardait du coin de l’œil et je voyais bien qu’il mourait d’envie de me jeter
une phrase bien sentie.
- Tu te l’es imaginée, ma chérie…
- Que sous-entends-tu par-là, Franz ?
- Hum… Tu es un peu pompette à cause de ce verre de
vin blanc. Tu n’as pas l’habitude.
- Merci ! Dis tout de suite que je suis un
pocharde…
- Mais non… allez. Viens. Nous allons nous coucher et
demain, tu auras tout oublié de cette pénible soirée.
En haussant les épaules, Elisabeth se laissa presque
porter par son mari qui, lui, s’était amusé de la mine déconfite arborée par
son oncle Raoul, une mine suscitée par sa présence.
Or, ce fut justement cette nuit-là que Cécile fut
conçue.
*****
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