Un goût d'éternité 6e partie : Otto : 1946 (1).

 

1946


18 Avril 1995.

A la suite de la guerre atomique, 

 

afin d’être relativement à l’abri des missiles non égarés dans le temps par Michaël, Stephen s’était établi dans un petit pavillon de campagne, assez éloigné de toute agglomération ou de tout centre industriel important. La famille du chercheur avait fait de même.

Ce matin-ci, le professeur prenait le petit-déjeuner chez sa mère, Anna Eva, qui, pour son âge, était magnifiquement conservée.

Tout dévorant ses œufs au bacon, il lui fit part de son nouveau projet.

- Vois-tu, mom’, je me rends compte aujourd’hui combien je me suis montré ingrat vis-à-vis de Michaël.

- Ah oui ? Il était temps, mon petit, répondit Anna Eva avec ironie.

- Mais, il y a deux ans, j’avais de sacrées excuses. Avant tout, j’étais encore sous le choc de la disparition de Cécile Grauillet. Maintenant, je me juge sévèrement. Alors, j’ai décidé de me raisonner à travers le temps.

- Qu’entends-tu par-là, Stephen ?

- Je pense particulièrement à tous les malheurs qui nous ont frappés ces deux dernières années, la mort de père, puis celle de Franck. Elles m’ont permis de comprendre réellement la portée du sacrifice de Michaël. Tu ne l’as pas vu depuis plusieurs mois.

- En effet. Cela m’étonne de sa part.

- Tu le trouverais fort changé. En nous épargnant la destruction totale, il use la majeure partie de sa force vitale. C’est tout juste s’il prend les minutes nécessaires à se réapprovisionner. Bien sûr, je pourrais toujours me dire qu’il n’agit pas ainsi par pur altruisme. En nous sauvant, il sauve également sa civilisation. D’accord. Mais…

- Se sauve-t-il lui-même ? C’est cela que tu avais en tête ?

- Exact, mom’. Il sacrifie son privilège le plus précieux : son immortalité relative. Relative à l’aune de notre propre espérance de vie. En effet, pour être immortel, son énergie doit être constante. Or, ce n’est plus du tout le cas. De plus, par ses confidences, je sais aussi que cette fichue Troisième Guerre mondiale doit se prolonger jusqu’en 1998.

- Et tu te demandes s’il survivra jusque-là.

- Donc, il faut que je fasse comprendre à l’homme que j’étais il n’y a pas si longtemps de ne plus tarabuster l’homme du futur, de ne plus lui chercher des poux sur la tête.

- Tout cela est très bien, mais disposeras-tu du translateur ? A ma connaissance, il est désormais entre les mains des généraux du Pentagone.

- C’est pourtant simple, mom. Michaël l’a muni d’une nouvelle commande. Où que je sois, si j’envoie l’impulsion nécessaire, l’engin me rejoint illico. Naturellement, toutes ces ganaches, Williamson et Drangston l’ignorent.

Stephen exécuta son plan quelques semaines plus tard. Il se rencontra tel qu’il était le 8 juin 1993, à Paris, alors qu’il visitait la ville Lumière en compagnie d’Inge Köpfer. Ainsi, le jugement du professeur Möll envers Michaël Xidrù amorcerait une lente et positive évolution.

 

*****

 

Début 1946. Lisieux. 

 Le boulevard Herbet-Fournet sur une carte postale de la fin du XIXe siècle ou du début du XXe siècle.

Ce soir-là, Franz prenait le courrier dans la boîte aux lettres du vieil immeuble dans lequel sa petite famille vivait. L’une des missives venait du Wurtemberg et était signée Otto Möll. L’autre avait été rédigée par François Granier et était adressée à sa sœur. Après avoir remonté l’escalier branlant, le jeune homme donna sa lettre à Elisabeth. Tandis que lui-même prenait connaissance de ce que lui voulait Otto Möll, il entendit la jeune femme fulminer de colère et lancer quelques remarques bien senties contre François, ce maudit frère aîné.

- Ah ! Mais il me prend pour qui, ce salopard ? Pourquoi se rappeler ainsi à mon bon souvenir et me faire la charité sous le fallacieux prétexte que c’est le temps des étrennes ?

- Ma chérie, pourquoi cette colère ?

- Tiens ! Lis-donc. Vois ce qu’ose écrire François.

- Fais attention… il y a des billets dans cette lettre.

- Cinq cents francs, si tu veux le savoir. Pour le neveu…

- Oui, ton frère espère que cet argent servira à notre fils.

- Je n’en veux pas… je m’en vais les déchirer ces billets.

- Tss… Tss… Tu commettrais une sottise, Lisbeth.

- Tu crois ? Je refuse de m’abaisser à accepter cet argent.

- Tu veux mon avis, mon amour ?

- Dis toujours…

- Ce n’est pas le moment de se montrer fiers. Que je sache, l’argent n’a ni odeur ni couleur. Nous tirons trop le diable par la queue, ma chérie, pour rejeter ces sous. Alors, ne déchire pas ces billets. Ils sont les bienvenus et nous saurons en faire profiter François, notre petit bout de chou.

- Hum… Que comptes-tu acheter avec ?

- Hé bien… pour commencer… une poussette. François pèse son petit poids, désormais. Nous ne pouvons pas continuer à le sortir en le tenant dans les bras.

- Ma foi… vu comme cela…

- Ensuite… Pourquoi pas une chaise haute, en bois ? Mais également un parc pliable dans lequel il pourrait jouer sans devoir courir à quatre pattes partout dans l’appartement au risque de se faire mal ? 

 https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/4/4c/BookOfNurseryRhymes17.jpg

- Tu as étudié la question ?

- Je le reconnais… j’ai tant de loisirs que j’emprunte des ouvrages de puériculture à la bibliothèque… je m’informe sur ce dont un jeune enfant qui commence à marcher comme le nôtre a besoin.

- D’accord, mon chéri… dès l’instant que cet argent ne servira qu’à François… mais tout cela va coûter fort cher… Beaucoup plus que cinq cents francs.

- Je ne le crois pas. En achetant tout d’occasion, il devrait même y avoir un reliquat… qui serait investi en vêtements pour le petit.

- Franz… j’ai honte de m’être ainsi emportée… Comment fais-tu pour te montrer si raisonnable ?

- Houlà ! Que te répondre ? Peut-être est-ce dû à la différence d’âge ? Après tout, je suis plus âgé que toi, ma Lisbeth.

- D’accord. Je préfère ne pas insister… mais toi aussi, tu as reçu une lettre… de la part de qui ?

- Otto von Möll, le chercheur germano-américain… à qui j’ai déjà écrit trois fois.

- Ah ? Que te veut-t-il ?

- C’est délicat, Elisabeth… Il aurait une situation à me proposer… aux Etats-Unis… au sein de sa société d’aviation… dans le secteur de la recherche…

- Mais… mais, bégaya la jeune femme. Cela signifie quitter la France et s’installer là-bas, en Amérique…

- A Detroit, plus exactement. 

 

- Ouille ! Cela va être compliqué… le voyage, tout ça, les frais, les billets pour le bateau, le déménagement… les autorisations de sortie du territoire… pour toi… les visas… le chat… Car, tu comptes accepter…

- Tu as compris… je ne puis repousser cette opportunité, Elisabeth…

- Oui, évidemment… mais… moi… Comment…

- Tu t’y feras, ma chérie, meine Liebe…

- Je ne sais pas… Les Etats-Unis, c’est si grand, si différent de ce que je connais, de ce à quoi je suis habituée… Jamais je n’ai voyagé à l’étranger… et la barrière de la langue…

- Les Américains parlent un anglais rocailleux et abâtardi, à l’exception de la Nouvelle-Angleterre et des Etats du Sud. 

- Oui, je vois. Mais je ne parle pas l’anglais, moi…

- Si ce n’est que cela qui t’arrête, je te l’apprendrai.

- En parallèle avec tes leçons d’allemand, je vais m’empatouiller.

- Tu te sous-estimes, ma chérie…

- Il n’empêche… Je ne suis pas aussi douée que toi.

- Tu te trompes. Moi, je pratique l’anglais depuis mon plus jeune âge… origine noble oblige… Pour l’heure, tu te défends à peu près en allemand…

- Tant que je ne dois pas l’écrire…

- Tu verras qu’il en sera de même pour l’américain.

Ne voyant plus rien à objecter, Elisabeth esquissa un timide sourire alors que Franz se penchait pour l’embrasser tendrement. Ce fut alors que François se rappela aux bons souvenirs de ses parents en se réveillant brusquement. Des pleurs provenaient de l’unique chambre à coucher. Le bambin venait de faire un cauchemar et il fallait le rassurer. Elisabeth s’empressa au chevet du garçonnet tandis que Sonntag, se frottant contre les jambes de son maître, réclamait un supplément de pitance. Le chat ronronnait à qui mieux mieux, miaulait tout en dévisageant Franz de ses yeux loquaces. 

 Chat bicolore

- Toi, tu as faim… Que pourrais-je te donner pour combler le vide de ton estomac, mon chat ? Un restant de bouillie au lait ? Non… Tu ne vas pas supporter le lactose… alors… un fond de soupe…

Le chat marqua son approbation en tournant autour du jeune homme puis de sa gamelle. Une fois rassasié, le félin retourna à sa place près de l’évier.

Une soirée morne comme toutes les autres mais pas tout à fait. A l’extérieur, la température ne cessait pas de descendre et une pluie fine et glaciale tombait et rendait les trottoirs brillants. Dans l’appartement, ce n’était guère mieux, faute de chauffage à la hauteur.

Le lendemain matin, attablé devant du papier à lettres, Franz répondait à Otto Möll mais rédigeait aussi un long courrier explicatif à ses grands-parents qu’il savait toujours en vie à Fontainebleau et ce, par l’intermédiaire de Raoul d’Arminville. La missive commençait ainsi :

 

Chère Granny, cher Grand-père,

Veuillez me pardonner cette lettre, mais je me vois dans l’obligation de vous donner des nouvelles concernant ma mère Amélie, votre fille bien-aimée. Bien que la guerre soit terminée depuis mai dernier, vous avez dû vous étonner de ce silence en provenance d’Allemagne. Peut-être avez-vous compris qu’il était survenu un malheur. Effectivement, c’est hélas le cas… la duchesse von Hauerstadt a été arrêtée par la Gestapo en mai 1944. La suite est facile à deviner. Ma mère a été déportée dans le sinistre camp d’Auschwitz-Birkenau où elle a trouvé la mort en août de cette terrible année. Je n’ai appris son décès que récemment par l’intermédiaire d’un envoyé français en mission là-bas.

Je me sens terriblement coupable de cette mort. Comment vous dire la suite sans vous accabler davantage ?

La lettre douloureuse poursuivait l’énoncé des cruelles informations bien que Franz enveloppât les choses. Ainsi, il tut le fait qu’Amélie de Malicourt s’était laissée mourir de faim dans le camp. Toutefois, il dut annoncer aussi les morts de Peter, le petit-fils cadet et de Karl, le beau-fils. Mais il ne s’y étendit pas. Il dissimula également les circonstances de la mort atroce de son frère. Puis, il conclut en disant que lui vivait désormais en Normandie, à Lisieux, qu’il avait pris femme et était père d’un jeune garçon qui allait sur ses onze mois. Enfin, il laissa libres les Malicourt d’entretenir avec lui des relations épistolaires suivies. Le jeune homme signa de son prénom français, ce qu’en fait, il détestait.

A la réception de la lettre, la comtesse Mathilde, âgée de plus de soixante-quinze ans, dut s’aliter. Elle garda la chambre trois jours, puis, prenant sur elle, supplia son mari, Gérald, quatre-vingt ans bien sonnés au compteur, de pardonner à Franz, qui, désormais, était tout ce qui lui restait de sa chère Amélie. Chose surprenante, le vieil homme ne se fit pas tirer l’oreille. Au fond de lui-même, le comte s’en voulait. C’était lui qui, en effet, avait manigancé le mariage de sa fille cadette avec le comte von Hauerstadt. A l’époque, il avait besoin d’argent, de redorer un blason terni. L’innocente et fort jeune Amélie avait été offerte en offrande à l’opulence de cette famille bavaroise.

La réponse des Malicourt ne tarda donc pas. Mathilde proposa à son petit-fils de passer les fêtes de Pâques à Fontainebleau, dans la propriété familiale.

 

 Franz accepta sans remords tout en réitérant ses excuses pour sa conduite inacceptable d’autrefois. Il apparaissait mûri, revenu de tout et sincèrement navré pour ses fautes. Un lecteur averti comprenait immédiatement que le jeune homme était des plus francs. Incidemment, au détour d’une phrase, Gérald conclut que son petit-fils restait profondément attaché à ses racines françaises et ce, d’autant plus, qu’il avait épousé une Normande, cette Elisabeth Granier, non pas un collabo comme il y en eut tant, mais une résistante… étrange. Le comte, en invitant Franz, avait pris la décision d’en apprendre plus sur ce mystère. 

 

*****

Le jeune duc von Hauerstadt dut entreprendre de nombreuses démarches auprès des autorités françaises avant de pouvoir quitter le territoire de la République. La police et les forces militaires alliées se montrèrent plutôt accommodantes. Mais il n’en fut pas de même de la part de l’administration civile et des fonctionnaires municipaux de la ville de Lisieux. Or, comme l’ex-lieutenant-colonel allemand était muni de solides recommandations émanant premièrement du brigadier général Kenneth Armstrong, d’Otto von Möll ensuite – ce dernier s’engageant d’ailleurs à l’embaucher dans son entreprise de construction aéronautiques - Franz finit par obtenir toutes les autorisations nécessaires. Quant à son épouse et à François, ce fut beaucoup plus facile pour eux d’avoir les visas de sortie. Il en alla de même pour Sonntag à qui il suffit de posséder un carnet de santé et une carte d’identité en bonne et due forme.

Munis de tous les papiers nécessaires, les von Hauerstadt réservèrent leurs billets sur un cargo qui faisait le trajet Dunkerque- New-York dont le départ était prévu le 5 mai 1946. Otto von Möll, le futur employeur de Franz, avait agi en grand seigneur en avançant la somme nécessaire à ce voyage.

Image illustrative de l’article Navire de charge

 

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