Un goût d'éternité 6e partie : Otto : 1945 (6).

 

A la fin du mois de novembre 1945, Otto von Möll avait choisi de célébrer le retour tant attendu de la paix d’une manière solennelle inoubliable. Au mieux avec un général américain des forces d’occupation dans la région de Ravensburg, un certain Kenneth Armstrong, il l’invita ainsi que de nombreux hauts dignitaires et officiers alliés à venir passer de joyeuses fêtes de fin d’année bien que la propriété de son enfance fût loin d’avoir retrouvé son lustre d’antan. Parallèlement, à Nuremberg, s’ouvrait le procès des dirigeants nazis. 

 

Dès le matin du 24 décembre 1945, toute une noria de voitures arborant le drapeau américain se pointa dans le parc dénudé du château. Parmi les invités tant espérés, il y avait bien sûr le lieutenant-colonel William O’Gready, vieil ami du baron von Möll. Bill fut chaleureusement accueilli, Otto en oubliant sa retenue toute teutonne à sa vue. Il était si heureux de revoir en bonne santé ce compagnon des jours anciens, avant que cette fichue guerre ne vînt ensanglanter le monde !

Le soir, le réveillon se déroula dans une ambiance plutôt bonne enfant. Von Möll s’était mis en frais auprès de ses hôtes. Les divers apéritifs et le champagne coulaient à flots, le choix de canapés et autres zakouskis était prodigieux : des petits pains de toute forme étaient tartinés de saumon, garnis de crevettes, fourrés au poulet, au concombre, à la tomate, au caviar, à l’emmental ou à la crème de roquefort, certains comportaient des tranches de mortadelles, de saucisson, de jambon cru de la Forêt Noire, et ainsi de suite. 


Mais ces sandwiches et canapés n’étaient destinés qu’à mettre en appétit tous ces soldats galonnés juste avant le souper lui-même qui ne serait servi qu’après l’office de Noël, vers deux heures du matin.

Lors du dîner, Otto s’excusa longuement auprès des Américains de l’état pitoyable de son château, occupé si longtemps par la soldatesque allemande sans éducation.

- Ma foi, fit Armstrong, je l’avais à peine remarqué.

- Vous êtes bien indulgent, répliqua Otto.

- L’essentiel, c’est que nous soyons tous là ensemble et que nous nous réjouissions de ce moment, ajouta Bill.

Le souper fut lui aussi tout à fait remarquable avec sa traditionnelle dinde aux marrons, - ici, il en fut servi cinq -, et l’immense mais délicieux gâteau glacé au citron, aussi haut ou presque que la Tour de Pise, fourré à la crème parfumée à l’ananas.

Alors que les convives se régalaient et buvaient toast sur toast, un phonographe distillait les derniers tubes américains, souventes fois la musique et l’orchestre de Glenn Miller étant à l’honneur.

Après le souper, tous ces officiers se rendirent d’un pas plus ou moins assuré dans le boudoir afin de fumer un cigare et de savourer un cognac. Il était déjà plus de trois heures du matin tandis que, dans l’atmosphère enfumée de la pièce, Frank Sinatra

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 susurrait quelques slows lorsque ce n’était pas le crooner de l’époque Bing Crosby. 

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Assez éméché, Kenneth Armstrong en vint soudain à évoquer le cas particulier de Franz von Hauerstadt. Comme s’il connaissait Otto von Möll depuis dix ans au bas mot, il se mit à tutoyer ce dernier et à lui passer son bras droit sur les épaules. Plus que gêné, l’avionneur n’osait cependant pas se dégager. Bill écoutait la conversation, les sourcils froncés, aussi rouge qu’un homard trop cuit, la faute aux deux derniers cognacs avalés.

- Cher ami, conviens-en avec moi… ta réputation scientifique n’est… plus à … faire. Elle est de … renommée mondiale, balbutia tant bien que mal le brigadier général à l’oreille de von Möll.

- Euh… c’est tout à fait vrai, acquiesça Otto, ne sachant plus comment échapper à l’haleine alcoolisée d’Armstrong. 

 

- Grâce à ta collaboration notable avec le grand savant… Albert Einstein, poursuivit Kenneth de plus en plus penché sur l’épaule du chercheur, le Japon a fini par capituler… et les Etats-Unis… ont gagné… la guerre.

- Hélas ! soupira Otto avec une tristesse tout à fait sincère. Mes connaissances scientifiques n’ont servi qu’à donner la mort. Dire que j’avais toujours rêvé d’aider l’humanité à progresser sur le chemin du bien-être et du savoir… pour moi, l’énergie atomique n’a pas pour vocation de détruire l’homme, au contraire. Elle doit le servir en lui permettant de dominer la nature. Un jour viendra, un jour que je souhaite proche, où l’espèce humaine sera capable de voyager dans les espaces intersidéraux et ce, grâce à la maîtrise de l’atome. Peut-être même, cette connaissance aboutira-t-elle à faire oublier le fléau de la faim et ce, sur toute la surface de la Terre !

- Je ne puis qu’approuver d’aussi nobles vues ! Bégaya Armstrong. Mais tu es bien grave, mon cher Otto… or, ce n’est pas le jour ! Quel utopiste tu fais ! De la plus belle eau… je crois que tu t’illusionnes. Quant à moi, je pense que… la guerre se tiendra toujours en embuscade derrière l’humanité. La planète aura donc encore… besoin de militaires comme moi et de soldats…

- Vous voulez me faire désespérer, général, marmonna le baron.

-Non… pas du tout… mais je suis lucide. Ceci dit, je voudrais te poser une question… Otto… une question indiscrète… mais bah… tiens… c’est étonnant, ça. J’ai déjà fini mon cognac… c’est parce qu’il est trop bon…

- Général, énoncez-moi votre question… à moins que vous ne désiriez un autre verre ?

- Euh… plus tard. Qu’est-ce que je voulais donc te dire ? ah ! ça y est… ne te sens-tu pas un peu seul aux States ? Au Nouveau-Mexique ? C’est bien là-bas qu’ont eu lieu ces foutues expériences, non ? Je suis certain que tu as la nostalgie de ton pays…

- Je suis revenu ici, à Ravensburg, en partie pour cela.

- Voilà pourquoi tu nous offres ta généreuse hospitalité dans la propriété familiale…

- Généreuse peut-être, mais pas aussi magnifique que je l’aurais souhaitée.

- Avoue-moi une chose : songes-tu séjourner souvent ici, à Ravensburg et au Wurtemberg ? Moi, j’en suis persuadé. 

Contre jour où deux arbres en hiver se détachent devant un horizon fait d'une chaine de montagnes.

- Mais je ne m’en cache pas, général. Dans le plus profond de mon cœur, je reste toujours allemand. Toutefois, cela ne m’empêche pas de mettre mes connaissances scientifiques au service de ma seconde patrie, l’Amérique. Les Etats-Unis ne m’ont-ils pas accordé la citoyenneté américaine ? Fier de compter parmi les membres de cette valeureuse nation, je lui ai donné toutes les preuves de mon patriotisme, et ce, sans aucun remords.

- Oui, Otto. Je ne mets pas en doute ton attachement pour ta nouvelle patrie, souffla Armstrong de sa voix de fausset.

- Au Nouveau-Mexique, reprit l’avionneur, j’ai d’excellents collègues, à Detroit des collaborateurs tout dévoués. Cependant… mes compatriotes, les vôtres, n’ont pas tout à fait la même conception des choses de la vie…

- C’est-à-dire ?

- A mes yeux, les Américains sont trop matérialistes. Ils ne considèrent quelqu’un que par le montant de son compte en banque.

- Oh ! Mais tu ne craches pas sur l’argent que mon gouvernement… te permet de gagner ! Tu es toi aussi un capitaliste… et tu n’as jamais adhéré à l’idéal socialiste, à l’épidémie communiste…

- J’ai toujours repoussé cette idéologie frelatée. J’ai donc, en toute logique, choisi de vivre dans un pays libre. En fait, j’ai horreur des dictatures, quelles qu’elle soient.

- Bien envoyé ! Gronda Bill lapant son verre d’alcool.

- Otto, je le répète, ce soir, tu es trop mélancolique. Sais-tu ce qu’il te manque ? Une véritable famille.

- Où voulez-vous en venir, général ? S’inquiéta le chercheur.

- Je crois me souvenir que tu es divorcé, et ce, depuis belle lurette. Tu as deux grands fils qui ne partagent pas ton enthousiasme scientifique.

- Hum… Dietrich, l’aîné, qui a déjà vingt-et-un ans passés, ne s’intéresse qu’à la finance. Dans quelques années, il gèrera très bien mon entreprise aéronautique. Quant au cadet, Archibald, qui vient de faire dix-huit ans, c’est mon désespoir. Bohême, rêveur, il ne parle que d’accomplir le tour du monde en solitaire, sur une coque de noix. Franchement ! Il a échoué à son diplôme de fin d’études secondaires. La honte ! Je ne tirerai rien de lui… ni Dietrich ni Archibald ne me ressemblent. Pour mes deux fils, la recherche scientifique ne présente aucun attrait. A leurs yeux, je ne suis qu’une personne terriblement ennuyeuse, un vieux birbe, totalement dépassé. Puis-je leur en vouloir ? Ce n’est pas leur mère qui les a élevés. Mon ex-épouse s’est remariée, après m’avoir plaqué, avec le célèbre et richissime banquier Athanocrassos, me laissant deux jeunes garçons sur les bras, dont un encore en maillot, ledit Archibald. Ma maison a alors connu un véritable défilé de nurses.

- Mais aujourd’hui ? S’enquit Kenneth cherchant des yeux où se trouvait le bar.

- Présentement, Dietrich a déjà son propre appartement. Archibald est indépendant depuis l’âge de seize ans. Menacé d’un procès, j’ai dû reconnaître avant l’heure son émancipation. Ainsi, un jour, il est à la maison, le lendemain sur les routes.

- Donc, tu as une vie bien triste, murmura Armstrong en lorgnant sur la carafe de cognac.

- Mon appartement cossu de Detroit me paraît vide parfois.

- Tu rêves d’avoir tes fils autour de toi, de les voir mariés. Tu aurais souhaité qu’ils partagent ton amour de la physique.

- Mais cela n’a pas été le cas, marmonna Otto en secouant la tête.

- Otto, je suis en situation de mettre un terme à ta solitude, lança alors le général gaiement.

- Comment cela ?

- Il est évident que tu as le cœur sur la main…

- Un peu comme tout le monde, non ?

- Plus que quiconque, grommela Bill.

- J’aimerais… que tu rendes service à quelqu’un, à une personne plus que méritante…

- Nous y voilà enfin, songea le baron en son for intérieur… je crois même savoir de qui il s’agit, en vérité.

- Or, sache que ce service, c’est aussi à moi que tu le rendrais… mais où as-tu mis le cognac, mon ami ?

- Là-bas…, fit l’avionneur en désignant l’angle du boudoir.

- Bon… encore un verre et ensuite, tu m’écoutes attentivement.

Avec soulagement, le général partit quelques secondes afin de se resservir un verre. Lorsqu’il revint, il se lança tant bien que mal.

- Après le Débarquement de Normandie… débarquement dans lequel Henry mon fils a trouvé la mort, je me suis retrouvé affecté à Caen… ainsi, j’ai eu comme prisonnier le lieutenant-colonel Franz von Hauerstadt.

- Hem… Je sais de qui vous parlez, proféra Otto avec un certain mécontentement. Ce jeune officier allemand m’a déjà écrit deux ou trois fois, non pas pour solliciter de l’aide mais pour me faire part du fait qu’il avait autrefois entrepris des études de physique, des études poussées. Il désirait se spécialiser dans l’application de la physique quantique. Il avait des idées quant à la concrétisation de celles-ci dans le domaine des transports… or, les pistes explorées rejoignaient celles dont me fit part Albert Einstein en 1943…

- Que veux-tu dire ? S’exclama Kenneth.

- Le déplacement instantané d’un lieu à un autre…

- C’est tout à fait impossible ! Rugit William.

- Que non pas. De source sûre, Albert a affirmé qu’une expérience a été tentée, la fameuse expérience Philadelphie. 

 

- Houlà ! Secret d’Etat !

- Effectivement, général. Mais, pour en revenir à von Hauerstadt, je lui ai poliment répondu, bien entendu, lui disant toutefois que ce n’était pas mon domaine de prédilection.

- Une fin de non-recevoir en quelque sorte ? Marmonna Armstrong quelque peu déçu.

- Pas tout à fait. Je ne pouvais me le permettre car mon grand-père Rodolphe s’était lié d’amitié avec le duc Friedrich… l’aïeul de ce Franz. D’ailleurs, je me souviens d’une réception donnée par mon ancêtre, réception qui eut lieu en 1912 … la mère du duc actuel avait été invitée par ma grand-mère, Gerta… la jeune femme, alors âgée de dix-sept ans, s’était présentée dans une tenue de Paul Poiret, une toilette qui avait fait scandale mais qui m’avait émerveillé. 

- Autre chose que je dois savoir ? Marmotta le général.

- Plus tard, j’ai appris que Karl von Hauerstadt fréquentait plus ou moins ma cousine Johanna. Or, celle-ci était une nazie notoire.

- Mais ce n’était pas le cas du père, affirma soudain avec force Kenneth. La preuve ? Le Reich avait saisi tous les biens des von Hauerstadt… Karl est mort d’une crise cardiaque après avoir appris que son fils cadet avait été fusillé pour désertion. Les von Hauerstadt sont désormais décimés et ruinés.

- Je sais cela. Le jeune Franz, dans sa deuxième lettre, m’a informé du décès de sa mère au camp d’extermination de Birkenau-Auschwitz…

- Ah… Je n’étais pas au courant, murmura Armstrong. Otto, je peux te dire que cet Allemand est doté d’un esprit extrêmement brillant. A tel point que je lui ai donné les livres de physique ayant appartenu à mon malheureux Henry…

- En fait, fulmina O’Gready, vous l’avez aidé à reprendre ses études, à ce foutu…

William s’arrêta juste avant de prononcer le terme péjoratif de « Boche ».

- Hum… Franz von Hauerstadt a totalement renié le nazisme, ses erreurs de jeunesse, compléta Kenneth de sa voix haut-perché.

- Là, je suis pas d’accord ! Gronda William. Pour parvenir au grade qui fut le sien, ce satané Hauerstadt a certainement donné des preuves de son dévouement à ce salopard de Hitler.

- Je pense qu’il s’est plutôt agi de gages afin de protéger sa famille. Mais Franz a fini par perdre la partie. Lorsque le lieutenant-colonel est tombé entre mes mains, l’OKW avait donné l’ordre de le faire arrêter et de le faire comparaître devant une cour martiale avec comme seule sentence, la mort.

- Oui ! Jeta Bill. C’est moi qui ai dû le garder, le surveiller en prison… il était détenu sous une fausse identité, celle du sergent Friedrich Braun. Malgré cela, ce fichu duc me narguait tant et plus… s’arrangeait pour m’humilier…

- Oh oh ! Ricana malgré lui Otto. Ce que tu as pu te plaindre alors, Bill !

- Il y avait de quoi, Otto, dit furieusement O’Gready.

- Aujourd’hui, reprit le brigadier général, von Hauerstadt a épousé une Française, une résistante, Elisabeth Granier. Le couple a un jeune garçon, prénommé François. Il a de grandes difficultés à joindre les deux bouts. La jeune femme subvient presque seule aux besoins du ménage.

- Général, qu’attendez-vous de moi ? Articula lentement l’avionneur d’un ton dubitatif.

- Hé bien… embauche-le dans ton service de recherches aéronautiques. Tu ne le regretteras pas, j’en mets ma main au feu.

- Brigadier, je vais me montrer franc. Je déteste l’esprit militaire.

- Ah oui ? Mais tu es ami avec le lieutenant-colonel O’Gready pourtant !

- Ce n’est pas la même chose. Je connais Bill depuis si longtemps. Quant à von Hauerstadt, il représente tout ce que je n’aime pas…

- Tu as tort. Grand tort. Ce jeune homme en a trop vu. Il a mûri et désormais, il hait la guerre. J’ai cru comprendre, d’après ses propos, qu’il était prêt à faire en sorte qu’il n’y en ait plus… du moins des guerres mondiales. Les von Hauerstadt n’ont qu’une parole. L’honneur prévaut dans les traditions familiales. Leur devise n’est-elle pas ? l’honneur quoi qu’il nous en coûte, l’honneur malgré nous.

Ces paroles furent estropiées en français avec un accent américain à couper au couteau. Mais celles-ci firent réfléchir Otto von Möll. Durant plusieurs jours, il les médita. Finalement, le chercheur changea d’avis et réécrivit au jeune duc une missive encourageante, prenant bien soin de ne pas braquer sa fierté légitime. Dans quelques mois, il l’inviterait à venir s’installer à Detroit et l’accepterait dans son club très fermé d’association pacifiste.

 

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