Un goût d'éternité 6e partie : Otto : 1945 (2).
15 février 1945.
Branle-bas de combat chez mademoiselle Granier.
La jeune femme, en proie aux douleurs de l’enfantement, était en plein travail. Cela durait depuis de longues heures et à chaque minute qui passait, les élancements et les coups de poignard dans le ventre se faisaient plus intenses et plus réguliers. Les contractions se rapprochaient.
Cependant, Elisabeth était relativement bien entourée. Non pas qu’elle eût à son chevet le médecin britannique, le major Manning, mais parce qu’elle avait auprès d’elle Nadine Fontane ainsi que Franz. L’épouse de Gaspard séjournait chez les Granier depuis deux jours et c’était elle qui s’occupait de tout ou presque. La presque sexagénaire ne perdait pas son sang-froid et donnait des ordres clairs et brefs au jeune homme.
- Alors ? Vous vous dépêchez ou vous attendez la nouvelle Lune, mon garçon ? Je vous ai demandé de l’eau chaude et des serviettes. Bougez-vous, bon sang de bonsoir ! Elle a déjà fait les eaux. La poche du liquide amniotique vient de se répandre… Qu’attendez-vous donc, au lieu de gober les mouches ?
- Euh… oui, madame…
- Pour l’instant, tout va bien… les contractions ont lieu maintenant toutes les deux minutes… allez, ma petite, courage… poussez… oui…
Tandis que Franz s’enquérait d’une bassine d’eau chaude après avoir monté les serviettes, Nadine l’interpella du haut de l’escalier.
- Ah ! N’oubliez pas de stériliser les ciseaux.
- Les ciseaux ? Pourquoi ?
- Mais pour couper le cordon ombilical. Ma parole ! Vous n’avez jamais assisté à un accouchement ?
- Non… comment dire ? Ce n’était pas… correct…
- Voici l’eau… bien… les contractions… toutes les minutes… Nous avons encore le temps…
- Je… veux que ça cesse, s’écriait Elisabeth… ça me scie… c’est horrible !
- Hum… ça dure parce que c’est votre premier… mais tout va pour le mieux, Elisabeth. Respirez profondément… oui… c’est cela… un petit effort… contrôlez votre respiration… allez… allez…
Cinq minutes passèrent.
- Franz, vous avez le centimètre ?
- Madame Fontane, pourquoi faire ?
- Mais que vous êtes nul, mon garçon ! Je dois mesurer l’ouverture du col de l’utérus… vous savez où il se trouve ?
- Dans le nécessaire à coudre, madame…
- Grouillez-vous et allez me le chercher.
L’ex-officier s’exécuta. Bientôt, il revint avec l’objet désiré.
- Vous allez mettre la main à la pâte, jeune homme.
- Qu’entendez-vous par là, madame Fontane ? Rosit Franz.
- Eh bien, vous allez mesurer cette putain d’ouverture, mon garçon.
Les doigts fébriles et gêné plus que jamais, l’Allemand obéit.
- Quatre centimètres…
- Pas encore assez dilaté. Elisabeth, respirez… je ne vous entends plus… sauf ces cris inutiles.
- Je… n’en peux plus… Aïe ! Pourquoi est-ce… que je souffre autant ?
- Taisez-vous et respirez…
Encore quelques minutes…
- Hum… où en est la dilatation, Franz ?
- Neuf centimètres…dix…
- Que c’est contrariant ! Tant pis, je mets la main.
- Que… que… bégaya la parturiente.
- Il le faut, ma petite… je dois savoir si l’enfant se présente bien…
Toujours admirable de sang-froid, Nadine tâta l’intérieur de l’utérus d’Elisabeth.
- Très bien. L’enfant se présente par la tête… d’ailleurs, je commence à l’apercevoir.
- Alors, cela signifie que… tout est normal ? S’enquit Franz d’une voix sourde.
- Bien évidemment. Elisabeth… poussez… poussez…
- Je ne fais que ça ! Hurla la jeune femme.
- Plus fort… plus fort… vous êtes une mauviette ou quoi ? Vous avez du sang de navet dans les veines ?
Ce jeu dura deux minutes, puis, enfin, le jeune Allemand vit une tête rougeâtre sortir de l’utérus d’Elisabeth.
- Encore… oui… encore… il vient, mon petit… il vient. Un grand coup et… poussez !
Dans un cri qui fit s’enfuir Sonntag et l’obligea à se réfugier sous une chaise, le bébé fut expulsé du ventre de la mère.
- Magnifique ! Se réjouit Nadine. Ma foi, c’est un beau garçon.
- Il est plein de sang, constata Franz…
- Le placenta, jeune homme. Au lieu d’avoir cette mine dégoûtée, coupez le cordon ombilical.
Von Hauerstadt le fit dans un geste d’une précision remarquable.
- Bravo. Maintenant, lavez ce petit bonhomme. Débarrassez-le de ce placenta.
- Je… crains de le faire tomber.
- Mais vous êtes impossible, Franz ! Purée ! Un peu plus de bonne volonté, quoi !
Mortifié, Von Hauerstadt s’empressa de prendre le nouveau-né qui avait poussé son premier cri de toute la puissance de ses petits poumons, ce qui avait davantage affolé le chat, et de le nettoyer avec des serviettes chaudes et humides.
- Voilà, madame Fontane… ensuite ?
- Je vais bander son nombril… puis le vêtir. Où avez-vous mis ses langes et sa brassière, Elisabeth ?
- Euh… dans le tiroir de la commode… celui du bas.
- Je prends le nécessaire, fit Franz qui n’avait jamais été aussi pâle, même lorsqu’il avait été grièvement blessé en Russie.
- Je peux avoir mon bébé ? Murmura faiblement Elisabeth.
- Le voilà…
Avec douceur, Nadine déposa l’enfançon sur le ventre de sa mère.
D’un geste hésitant, la jeune femme caressa la tête de son petit garçon.
- Pourquoi a-t-il le teint si bleu ? S’inquiéta la parturiente.
- Parce que vous avez mis du temps à l’expulser et que ce jeune homme a tardé à pousser son premier cri. Heureusement, qu’une bonne fessée l’y a obligé.
Après avoir marqué une pause, la fermière observa Franz avec à la fois un sentiment de gratitude et d’affection.
- Voulez-vous l’habiller vous-même ? Jeta madame Fontane doucement.
- Je… oui.
- De toute manière, il faudra bien vous y habituer.
Tandis que le compagnon de mademoiselle Granier commençait à langer le nouveau-né, Nadine reprit.
- Tous deux, avez-vous décidé de ses prénoms ?
- François, répondit Elisabeth.
- Hum… ensuite ?
- Michel, poursuivit la jeune mère… et …
- Antoine, lança Franz tout en passant un minuscule bras dans la manche de la petite brassière alors que le garçonnet pleurait car il était manipulé et dérangé dans sa quiétude.
- Antoine… Tiens donc ! Pourquoi cela ne m’étonne-t-il pas ? Proféra Nadine.
- En mémoire d’Antoine Fargeau ! Répliqua von Hauerstadt avec assurance. Il m’a sauvé la vie…
- Je n’objectais rien, jeune homme. Tout au contraire… je l’aimais bien, moi, l’Antoine… vous allez le déclarer au bureau de l’état-civil tantôt ?
- Bien sûr.
- Sous quel nom ?
- Sous le mien… je ne m’en suis jamais caché, madame Fontane. J’ai décidé depuis longtemps de reconnaître François comme mon fils.
- Oui, d’accord… mais… pour l’heure, vous n’avez plus d’existence légale, monsieur von Hauerstadt…
- Cela va s’arranger, selon les dires du général Armstrong… des pourparlers sont en cours en haut lieu… ce n’est plus qu’une question de mois.
- Entendu… Je ne veux pas gâcher votre journée davantage, mais…
- Mais ? Releva von Hauerstadt.
- Votre fierté a ressurgi, mon garçon. Il est vrai que dans le civil, vous êtes… comte… duc…
- Je n’y peux rien… vous aussi, vous avez des ascendances nobles, je crois savoir.
- Bah ! Il y a belle lurette que je n’y pense plus… noblesse ruinée…
- Nous sommes deux, dans ce cas, marmonna l’Allemand en signe de réconciliation.
- François, votre fils à tous deux, je pourrais le voir régulièrement ? Quémanda Nadine Fontane…
- Oui, évidemment, jetèrent à l’unisson Franz et Elisabeth.
- Vous êtes sa grand-mère, poursuivit la jeune femme… pas légalement… mais… par le sang…
- Merci… franchement, merci.
- Nous vous devons tant, reprit von Hauerstadt… Sans vous, jamais je ne m’en serais sorti.
- C’est bien vrai, mon garçon. Vous n’avez jamais vu une jument pouliner ou une vache vêler ?
- Euh… Non…
- Pour les femmes, c’est presque pareil. Oh ! Ne faites pas cette tête, Franz. Et vous, Elisabeth, vous allez tâcher de dormir un peu.
- Je me sens brisée…
- Donnez-moi ce bébé. Je le mets dans son berceau… là, tout à côté. Ainsi, vous ne le perdrez pas de vue.
Aussitôt dit, aussitôt fait.
- Si jamais vous avez besoin de quoi que ce soit, Elisabeth, je suis en bas. Au fait… où est passée cette sale bestiole de chat ?
- Je crois qu’il a fini par se réfugier dans la cuisine, sourit son maître.
- Il va me falloir m’accommoder de sa présence à ce … Sonntag… c’est ça ?
- Oui… mais vous pouvez l’appeler aussi Dimanche. Mon chat est bilingue.
- Très bien. Hâtez-vous de vous rendre à la mairie déclarer François avant que les bureaux ne ferment. Il est déjà plus de cinq heures et vous connaissez les fonctionnaires.
- J’y vais de ce pas, acquiesça Franz.
Après avoir embrassé tendrement sa compagne, le jeune Allemand prit un manteau qui traînait sur un meuble et descendit les escaliers, suivi par Nadine Fontane.
- Avez-vous du lait au cas où ? Du lait maternisé ?
- Le major Manning avait anticipé la chose… Elisabeth n’aura, selon lui, que de fausses montées de lait.
- C’est-y-pas malheureux ! Une nourrice sèche… mais si elle a du colostrum, je verrai ce que j’en ferai.
- Du… colostrum ? Cela se mange ?
- Mon garçon, vous avez tout à apprendre dans le domaine de la maternité… vraiment tout…
En riant, Franz en convint.
- Allez. Sans rancune, monsieur le duc. A plus tard…
Lorsque von Hauerstadt sortit du pavillon, Nadine Fontane poussa un soupir.
- Si Marc avait pu voir son fils… mais tant pis… Désormais, François est l’enfant de ce Franz… peut-être cela lui sera-t-il bénéfique un jour ? Pour l’heure, tous trois, Elisabeth, cet Allemand et mon François sont dans la dèche… si Gaspard ne les aidait pas un peu, ils ne mangeraient pas tous les jours… que c’est triste ! Enfin…
Nadine Fontane se le cachait mais, en fait, chaque jour, elle appréciait davantage le duc von Hauerstadt. Au fond d’elle-même, elle regrettait qu’il se fût trouvé dans le mauvais camp. De plus, elle en voulait à Marc, n’était pas prête à lui pardonner ce lâchage, ce mariage si soudain avec une fille qu’elle ne connaissait ni d’Êve ni d’Adam… elle pressentait que les deux jeunes gens seraient malheureux durant tout le reste de leur existence…
*****
30 Septembre 1993.
Le chancelier de la RFA, Fritz Diekermann connaissait quelques légers problèmes avec les électeurs pacifistes et les Verts. Ceux-ci refusaient fermement de voir leur pays se ranger du côté occidental dans le conflit qui s’annonçait entre l’Est et l’Ouest.
Quelques écervelés, habilement manipulés et instrumentalisés, réussirent à s’introduire dans les bases de l’OTAN stationnées en territoire ouest-allemand et à rendre non opérationnels cinq ou six missiles Pershing VIII.
Toutefois, le commando pseudo-écolo fut assez rapidement maîtrisé et les saboteurs se retrouvèrent en prison, condamnés en comparution immédiate pour haute trahison. Ils allaient effectuer de longues peines, à moins que la guerre, désormais imminente, en décidât autrement.
Or, pour répliquer à ce geste d’autorité de la part du pouvoir central, un geste assez rare, il convient de le noter, le parti Vert décida d’occuper le Bundestag.
Le 1er octobre de cette même année 1993, Johann van der Zelden, qui, en fait, n’avait pas quitté la région des Mariannes durant toute la fin de l’été, région dans laquelle il menait une expédition archéologique, regagnait enfin un pays « civilisé ». Mais l’homme d’affaires laissait sur place ses hommes synthétiques dirigés par Kintu Guptao Yi-Ka, en qui il avait toute confiance, poursuivre les plongées dans les fonds marins, avec l’ordre express ne rentrer à leur base américaine que le 17 octobre, quels que fussent les événements mondiaux en cours.
Quant à l’Ennemi, on le retrouvait en RFA pour parfaire ses viles machinations. L’affaire empoisonnée des missiles allait servir de prétexte à l’URSS pour attaquer l’Allemagne de l’Ouest tandis que notre Johann de 1993 prenait un malin plaisir à encourager en sous-main les manifestations pacifistes.
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Les 13 et 14 Février 1945, les bombardements anglo-américains de Dresde
faisaient près de deux cent mille victimes mais cela n’arrêtait nullement Hitler et ses sbires. Dès le 12 avril, les Russes étaient à Vienne tandis que le président Roosevelt mourait. Tout naturellement, le vice-président Harry Truman succéda au défunt comme le prévoyait la Constitution.
Le 18 avril, vingt-et-une divisions allemandes encerclées capitulaient dans la Ruhr et le 27 avril, les Américains et les Russes faisaient leur jonction sur l’Elbe.
Or, le même jour, l’Armée Rouge achevait d’investir Berlin.
Dans le Bunker enterré sous la Chancellerie allemande,
se retrouvaient deux vieilles connaissances : le Standartenführer Gustav Zimmermann et l’Oberst Hans Werner Brauchischte. Ainsi, ces deux officiers supérieurs nazis, en vrais fanatiques, avaient suivi jusqu’au bout la destinée lamentable et sanglante de leur Führer. Aveuglés, ils s’illusionnaient encore et croyaient donc toujours possible une victoire de l’Allemagne nationale-socialiste, alors que l’Armée Rouge encerclait Berlin, bombardait la capitale et n’était plus qu’à quelques kilomètres de l’ultime refuge du dictateur, que le pays presque dans son entier se retrouvait occupé à l’Est par les Soviétiques et à l’Ouest par les forces américaines commandées par le général Patton, sans oublier les Britanniques et les troupes du général de Lattre de Tassigny.
Malgré le tremblement nerveux de sa main gauche, un tremblement qu’il ne pouvait plus dissimuler, la diminution patente de ses capacités physiques, Adolf Hitler fascinait encore Gustav et Hans Werner. Pathétique n’est-ce pas ?
Les deux hommes combattaient pour la grandeur de leur pays et pensaient que les générations futures admireraient leur sacrifice héroïque.
Cependant, le 29 avril, Hitler apprit l’exécution de son compère Mussolini. Le Duce avait été tué le 28 avril. Le dictateur allemand se résolut donc à la mort. Il craignait plus que tout d’en être réduit à être exhibé tel un monstre de foire dans une cage, la preuve que ses capacités mentales laissaient à désirer. Mais cela aurait été trop simple à ne voir que la folie comme moteur chez Hitler. Il ne fallait surtout pas exonérer son peuple des crimes acceptés, commis ou endossés.
Cependant, après le suicide d’Adolf, Zimmermann et Brauchischte finirent tout de même par comprendre que la partie était perdue.
Tels les rats qui fuient alors que le navire coule, les deux assassins tentèrent de passer au travers des lignes soviétiques. En effet, ils préféraient être faits prisonniers par les Américains plutôt que par les Russes. Ils avaient tant à se reprocher sur le front de l’Est…
Mais, malheureusement pour eux, les deux gradés furent les victimes d’un lance-flammes soviétique et ce, à une centaine de mètres du Bunker. En moins d’une poignée de secondes, il ne resta plus d’eux que de ridicules et effrayants pantins calcinés, recroquevillés, pitoyables et non identifiables. Juste retour de bâton…
Nous étions le 1er mai 1945.
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