Un goût d'éternité 6e partie : Otto : 1945 (1).
1945
1er Janvier 1945.
Il avait neigé durant la nuit, mais le temps s’était calmé et un jour blême filtrait désormais à travers les nuages qui s’effilochaient. Cependant, la température ne s’était pas radoucie pour autant. Dans le petit jardin, emmitouflée dans une vieille robe de chambre ayant appartenu à sa mère, Elisabeth était allée prendre une bûche de bois afin de raviver le feu de la cheminée de la salle de séjour. Sa grossesse avancée distendait le tissu bleu de sa tenue.
Tandis qu’elle avait les mains encombrées, la jeune femme perçut comme des faibles gémissements en provenance de la remise.
- Un oiseau en train de périr de froid ? Se demanda-elle.
Mais non. Elisabeth se trompait. Les gémissements reprirent de plus belle, pitoyables. On aurait cru qu’ils émanaient d’un bébé abandonné.
- Mon Dieu ! Serait-ce un jeune enfant ?
Alors, revenant sur ses pas, mademoiselle Granier se dirigea vers la vieille remise, et, poussant la porte à la peinture écaillée et aux planches de bois distendues, elle scruta le lieu… ses yeux accrochèrent deux escarboucles jaunes à demi éteintes.
- Un animal ?
Laissant là son encombrante bûche, la jeune femme alla jusqu’au fond de l’abri. Ainsi, elle devina plus qu’elle ne vit la petite silhouette d’un chat.
- Que fais-tu là ? demanda-t-elle. Tu t’es perdu, mon minet…
Pour toute réponse, le félin tenta une nouvelle fois de miauler. Mais il n’en avait plus la force. N’écoutant que son bon cœur, prise de pitié, sans prudence, Elisabeth tendit sa main et caressa le pelage de la bête affamée.
- Mon pauvre chat… tu es tout trempé et tout maigre… viens ici… allez… N’aie pas peur… Viens, te dis-je… tu n’as rien à craindre…
Poursuivant ses caresses, Elisabeth parvint à prendre l’animal dans ses bras. Il grelottait et ses gémissements se faisaient désormais plus rares.
- Dans quel état es-tu ! Tes pattes et tes coussinets sont tout usés… Mais d’où viens-tu donc, mon minou ?
Tout en tenant le malheureux dans ses bras, mademoiselle Granier regagna la cuisine. Prenant bien soin de refermer la porte, elle déposa la pauvre bête près de la cuisinière, là où il faisait le plus chaud puisque le four était allumé, et, cherchant un bol, le remplit d’eau afin de donner à boire à l’animal.
Mais le félin n’avait pas assez de force pour cela. Alors, Elisabeth s’enquit d’une cuiller et désaltéra le chat tout efflanqué dont le pelage noir et blanc avait perdu son lustre naturel. Patiemment, une gorgée après l’autre, elle apaisa la soif du félin.
- Maintenant, je crois qu’il va me falloir te nourrir. Que te donner ? Certainement pas du lait… Tu es adulte, je crois… un reste de bouillon ? Est-ce une bonne idée ? Franz doit le savoir, lui. Il a eu un chat, il n’y a pas si longtemps… un chat tout comme toi, au poil noir et blanc…
Soudain, une idée la saisit et la jeune femme observa de plus près la pitoyable petite bête…
- Attends… ne … mais… c’est impossible… ne … serais-tu pas Sonntag ?
A son nom, le félin miaula faiblement, comme s’il voulait répondre oui…
- Seigneur ! Quel chemin as-tu parcouru ! Oui, tu es Sonntag… j’en suis sûre… comment as-tu su que Franz était ici, mon minou ? L’instinct ? Un sixième sens ? Comment as-tu réchappé à la guerre et aux combats ?
Toujours le chat dans ses bras, Elisabeth prit sur elle et monta à l’étage, dans la chambre où Franz dormait. La veille, non pas parce que c’était le réveillon de la Saint Sylvestre, le jeune homme s’était couché tard. Gaspard Fontane l’avait fait trimer plus que d’habitude disant que, comme il lui accordait une journée de congé, il fallait donc mettre les bouchées doubles.
- Hum… toussota Elisabeth… Désolée mon amour, mais je dois te réveiller…
Quant à Sonntag, il essaya de gigoter et fit comprendre qu’il voulait s’allonger sur le lit auprès de son maître. Comprenant le manège du félin, la jeune femme le coucha sur le corps endormi de Franz. Aussitôt, le petit animal se lova en boule et émit un timide ronronnement.
Bien que le poids de Sonntag fût minime, il suffit à sortir Franz de son sommeil.
- Was ist das ? Ta bouillotte est bien froide, ma Lisbeth…
- Ouvre donc davantage les yeux, mon chéri… Ce n’est pas une bouillotte.
- Que… mais… c’est un chat… dans un état à faire peur…
- Ne le reconnais-tu pas, mon amour ?
- C’est… Sonntag ? Mein Katz ? Unmöglich…
- Si… C’est bien lui, mon chéri… Lui t’a reconnu…
- Mais… il y a plus de deux mille cinq cents kilomètres… depuis Berlin… et tous ces détours qu’il a dû faire pour éviter les combats et les bombardements… sans compter qu’il n’est jamais venu jusqu’ici…
- L’instinct, Franz… Regarde-le… on dirait qu’il essaie de sourire… et il ronronne… du moins, cela y ressemble un peu…
Se redressant, le jeune homme se mit à caresser doucement l’animal.
- Ton poil est mouillé, Sonntag… et tu es si maigre que je peux compter tes côtes.
Cependant, le félin ne grelottait plus. Sous la caresse de son maître, il bâillait et on voyait bien qu’il était prêt à s’endormir.
- Que va-t-on faire de lui, meine Liebchen ?
- Tu t’inquiètes car nous avons à peine de quoi nous nourrir nous-même…
- Oui, Lisbeth…
- Nous nous débrouillerons…
- Tu en es sûre ?
- Oui. Pas question de le jeter à la porte. Une telle fidélité est admirable, Franz.
- D’accord… mais le bébé… lui aussi, il aura faim…
- N’aie aucun souci… le major Manning m’a promis que, si nécessaire, il ne manquerait de rien.
- Soit… il envisage donc que tu n’aies pas de lait…
- Oui, exactement… une nourrice sèche… bien… Maintenant, rendors-toi… tu as besoin de repos, mon amour.
- Toi aussi… N’en fais pas trop… du style… grimper à l’échelle du grenier … ou récurer le four de la cuisinière…
- Franz ! Tu es incorrigible. Je ne suis pas en sucre…
- Non… bien sûr que non… mais tu es de plus de sept mois et si tu ne fais pas attention, tu risques d’accoucher prématurément… si cela arrivait, je ne saurais faire face…
- Eh bien, je crois le contraire…
Sur ce, avec un sourire, espiègle, Elisabeth redescendit dans la cuisine, laissant là son amant et le chat. Deux minutes plus tard, tous deux dormaient dans un bel ensemble.
*****
1er Janvier 1945 (suite).
Les Allemands s’avançaient en même temps en Alsace de part et d’autre de Strasbourg. Cependant, cette dernière offensive nazie s’acheva par une défaite totale ce même mois de janvier.
Plus à l’Est, le 17 janvier, l’Armée rouge libérait Varsovie, une ville en ruines, tandis que l’Armée française lançait sa contre-offensive en Alsace.
Puis, du 4 au 11 février, la conférence de Yalta se déroulait entre Staline, Churchill et Roosevelt. En fait, mais qui en avait alors conscience ici, le dessin de la planète Terre dans cette chronoligne 1720 était en train de se sceller. Le Président américain, moribond, avait été, du moins le semblait-il, berné par le tsar rouge. Les germes d’un éventuel troisième conflit mondial pointaient.
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