Un goût d'éternité 5e partie : Elisabeth : 1944 juillet-décembre (2).
Franz von Hauerstadt avait enfin quitté l’hôpital. Avant de regagner la prison, il fut conduit devant le général Kenneth Armstrong qui désirait bien mettre les choses au clair quant au statut du prisonnier allemand.
Après avoir poireauté deux heures, le jeune homme, menotté, put entrer dans le bureau d’Armstrong, une pièce meublée à la va-vite, dont le principal intérêt consistait en la présence d’un bureau en bois, de deux chaises, d’un ventilateur poussif et d’un portrait du Président Roosevelt accroché à un mur pisseux. Franz avait toujours son épaule bandée mais on n’allait pas tarder à lui retirer ses pansements.
- Vous pouvez vous assoir, fit L’Américain en tirant sur son cigare.
Le lieutenant-colonel obéit et attendit, regardant en face son interlocuteur, sans ciller.
- Hem… depuis la dernière fois, vous avez eu le temps de réfléchir suffisamment à ma proposition, non ?
- Oui, bien sûr, général, répondit l’Allemand dans son anglais d’Oxford.
- Alors ? Vous acceptez ?
- L’alternative n’est guère réjouissante…
- En effet… vous savez ce qu’elle signifie pour vous, colonel.
- L’assassinat par mes compatriotes… je pense…
- Tout à fait… à leurs yeux, soit vous êtes déjà mort, soit vous êtes un traître…
- J’en ai tout à fait conscience, général.
- Oui, bon… d’accord. Quelle est votre réponse ?
- Prendre l’identité du sergent Friedrich Braun… me couler dans la peau d’un simple sous-officier… pour longtemps ?
- Disons jusqu’à ce que cette guerre soit finie…
- Avec toutes les contraintes…
- Mais vous ne serez pas enfermé dans un camp, colonel. J’ai négocié cela avec le maire de Sainte-Marie-Les-Monts… vous travaillerez à sa ferme. Si vous me jurez de ne pas tenter de vous faire la belle, naturellement…
- Quel serait mon intérêt de prendre la fuite ?
- Je ne sais pas… vous n’iriez certainement pas rejoindre les armées du Reich… mais vous pouvez vous faire passer pour un Français, non ? Vous avez de la famille en Champagne, n’est-ce pas ?
- A Fontainebleau, général… mais la ville n’a pas encore été libérée…
- Oh ! Oh ! Vous savez donc cela ? Qui vous l’a dit ? Le lieutenant-colonel O’Gready ? L’officier chargé de votre garde ?
- Certainement pas…
- Qui, dans ce cas ?
- Mademoiselle Granier…
- Evidemment. J’ai été trop bon de vous autoriser à la voir. Que faites-vous, colonel ?
- J’accepte, général. Je vous promets de ne pas m’enfuir pour une raison ou pour une autre…
- Ensuite ?
- Je n’ai qu’une parole… la parole des von Hauerstadt…
- Le sang noble, l’honneur parle à ce que je vois… monsieur le duc…
- On ne se refait pas, général…
- Je vous fais confiance, colonel… d’ici quelques jours, vous pourrez travailler chez les Fontane. Quant au gîte et au couvert, eh bien, mademoiselle Granier s’est proposée à vous accueillir. Comment prenez-vous cet acte de générosité de sa part ? C’est qu’elle vous aime cette petite fille de France… et pas qu’un peu…
- Général, je vous saurai gré de ne rien ajouter…
- Vous rendez-vous compte que l’on va jaser dans le village ?
- Je m’en moque…
- Oui, bon…je vois… dès que le docteur Manning aura donné son aval, je vous envoie chez Gaspard Fontane. Colonel, merci d’avoir accepté…
- C’est moi qui vous suis redevable…
- Pensez-vous… j’avais une dette envers vous… je m’en suis acquitté. Lorsque vous serez en état, avant de partir, je vous ferai un autre cadeau…
- Lequel donc ?
- Des livres… qui vous seront utiles je pense… d’ici quelques années… ils appartenaient à mon fils…
- Désolé pour lui… je me souviens de lui… Henry, c’est cela ?
- Oui.
Un temps de silence empli d’une émotion sourde puis le général, contrôlant sa voix, dit :
- Colonel, au plaisir de vous revoir.
- Moi de même…
Sur un signe du général Armstrong, Franz se leva et serra la main de l’Américain. Ces deux militaires que tout opposait avaient fini par s’apprécier mutuellement.
*****
Von Hauerstadt regagnait donc sa prison militaire dans laquelle il était placé en isolement, sous la responsabilité de William O’Gready. L’ami d’Otto Möll avait là une tâche bien ingrate. Lui, un héros du Pacifique, en être réduit à garder un prisonnier allemand. D’accord, celui-ci n’était pas le premier venu, mais tout de même ! Bill éprouvait, selon ses dires, l’humiliation de sa vie. Il ne comprenait pas cette affectation qui, à ses yeux, équivalait à une sanction. En quoi avait-il démérité là-bas, à Guadalcanal,
dans la Mer de Corail et autres lieux de batailles ? Quelle haute ponte avait-il déçue ou fâchée ? Il aurait aimé le savoir.
Dans de longs courriers, il s’épanchait, expliquant à Otto qu’il vivait une honte difficile à supporter. Il s’étendait durant des pages et des pages sur son travail, augmentant toutefois l’importance du rôle qui lui avait été dévolu. Son prisonnier, un von quelque chose, semblait toujours l’observer d’un air narquois et lui balançait des remarques emplies d’une ironie mordante. Bien sûr, ses phrases étaient à double sens. Jamais, ce comte ou autre ne l’aurait insulté clairement. Mais le lieutenant-colonel américain n’était pas dupe, pas si brut de décoffrage qu’il y paraissait. Il saisissait les non-dit et les sous-entendus assénés avec la plus parfaite politesse. Sans parler de cet accent british d’un snobisme avéré en provenance d’Oxbridge évidemment. Bon sang ! Ce Boche ne pouvait-il donc pas s’exprimer comme tout le monde et user de temps à autre d’expressions argotiques ? Bastard ! Bloody Hell ! Fuck ! Et ainsi de suite…
Alors, à bout de nerfs, O’Gready passait sa mauvaise humeur de la manière la plus gratifiante, du moins le pensait-il, qu’il avait pu trouver. Il faisait la grève du zèle… qu’est-ce que cela signifiait en pratique ?
Au moins quatre à cinq fois par jour, il entrait dans la cellule de von Hauerstadt et procédait à une fouille systématique du lieu sans parler du détenu. Rien ne lui échappait. Pas même le mince matelas qu’il éventrait régulièrement, la tinette des toilettes dans laquelle il plongeait les mains sans dégoût, les murs qu’il inspectait sans arrêt, tapotant dessus afin de voir s’ils rendaient un son plein ou creux, de même pour les sols ou le plafond.
Franz avait droit à une palpation du corps qui, à la longue, aurait pu passer pour un outrage physique… mais l’Allemand ne disait rien, se contentant de se laisser toucher, y compris dans ses parties les plus intimes… toutefois, ces visites terminées, le jeune homme lançait à son geôlier quelques remarques bien senties du style :
- Colonel… je vais finir par penser que vous aimez me tâter… n’auriez-vous pas certaines tendances ?
- Quoi ? Je ne comprends pas…
- Excusez-moi… mais comme je ne vois aucune alliance à votre annulaire… j’avais cru comprendre que vous étiez comme André Gide… ah ! Bien sûr, vous ne savez pas de qui je parle… Hum… et si je vous citais Edward II ou encore…
- Eh l’Allemand… ne serais-tu pas en train de supposer que je suis de la pédale ?
- Mais non…
- Tu me prends pour qui, blanc-bec ? Pour le premier des connards ? Sache que je ne comptabilise plus le nombre de mes conquêtes féminines. De sacrées pin-up… avec une poitrine à la Jane Russell.
- Colonel, loin de moi cette idée…Donc, vous êtes d’une virilité qui satisfait vos partenaires ? Tant mieux après tout. Jamais je n’oserais vous manquer de respect… Par contre, j’aimerais qu’il en allât de même pour vous… nous avons le même grade, ce me semble…
- Ouais, en effet. Mais tu es prisonnier et moi, je suis ton gardien. Alors… ne va pas te plaindre… bon… je crois avoir tout fouillé…
- La soupe, le pain et le broc d’eau ont échappé à votre attention outrancière, colonel…
- là, tu te fous ouvertement de moi, le Chleu ! Mais qu’ai-je pu faire au bon Dieu pour mériter cela ?
- Peut-être l’avez-vous quelque peu négligé ces derniers mois… il a trouvé ce moyen de se rappeler à vous.
- Stop ! Je sors, sinon je ne sais pas ce que je vais faire… t’étrangler peut-être…
- Hum… Cela n’arrangerait pas vos affaires, colonel… vous pourriez alors dire adieu à une promotion…
- Va te faire mettre !
William sortit de la cellule étroite en claquant si violemment la porte que tous les murs de l’étage tremblèrent.
Il en allait ainsi tous les jours et toutes les nuits.
- Quelle baudruche, ce type ! Marmonnait Franz dans un soupir. Un soir, cela finira mal… O’Gready pourrait subir une attaque cérébrale… je suis certain que sa tension monte en flèche chaque fois qu’il me voit. Comment a-t-il gagné ses galons, cet imbécile ? A Luna Park ? Vivement que je sorte de cette taule… sinon, c’est moi qui vais craquer…
Maintenant, nous savons à quand remontait l’antagonisme entre les deux amis d’Otto. Lequel des deux portait la plus grande responsabilité ? Bill ou Franz ? L’officier allemand jouait de son intelligence supérieure, de son éducation pour lancer des piques à William. Ces parties de ping-pong avaient cependant leur avantage. Elles permettaient à von Hauerstadt d’oublier la mort de sa famille, d’atténuer, ne serait-ce que quelques minutes, le sentiment de désespoir qui lui enserrait le cœur comme dans un étau.
Donc, qui était ici la vraie victime ? O’Gready, certes, n’était pas très malin, il poussait un peu loin le bouchon, se comportait comme le pire des geôliers vis-à-vis de l’Allemand, mais il avait des excuses… et il possédait assez d’esprit pour comprendre la plupart des pointes de Franz.
Le match risquait de tourner à l’affrontement physique lorsqu’enfin le lieutenant-colonel von Hauerstadt, pardon, le sergent Friedrich Braun, reçut enfin le feu vert pour quitter la prison et trouver un abri chez la demoiselle Granier. Dès le lendemain matin, il commencerait à travailler à la ferme Fontane à cinq kilomètres de la demeure d’Elisabeth. Il n’aurait pas à faire le chemin à pieds car il aurait à sa disposition le vieux vélo de la jeune fille et, si besoin s’en faisait sentir, Gaspard le raccompagnerait sur son tracteur.
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