Un goût d'éternité 5e partie : Elisabeth : 1944 juillet-décembre (1).

 

JUILLET-DECEMBRE


Fin juin 1944, quelque part en Normandie. 

 

Sans rien dire à son père, Marc Fontane s’en était allé trouver le brigadier général américain Kenneth Armstrong et lui avait fait part de ses intentions de s’engager dans les troupes alliées. Alors que le lieutenant-colonel von Hauerstadt était livré aux Américains et conduit ensuite en prison, le jeune médecin rédigeait en vitesse une courte lettre destinée à Elisabeth. Puis, revenant chez lui, il chargea un adolescent de transmettre la missive à mademoiselle Granier. Cela fait, Marc s’empressa de mettre quelques affaires dans un sac et quitta la ferme familiale, non pas pour toujours, mais pour de longues années. En partant, il ne se retourna pas et n’éprouva rien de particulier…

Lorsque le jeune Mathieu sonna à la porte des Granier, il découvrit Elisabeth, les larmes aux yeux. En effet, la jeune femme venait d’apprendre le triste sort de son père, le brigadier de gendarmerie Michel Granier. Le courrier de Marc fut la goutte d’eau de trop dans le vase.

Ma chère Elisabeth,

J’aurais tant voulu te dire que je t’aimais avec sincérité. Mais je ne l’ai pu car alors, je t’aurais menti… comme toi, tu m’as menti. Je ne pouvais donc rester auprès de toi, te faire croire à un amour que je ne ressentais plus depuis ta trahison… jouer la comédie de l’amour, très peu pour moi. Tu aimes Franz, je le sais. Je vous avais écouté cette nuit-là. Tous deux, vous roucouliez comme deux adorables colombes. Tu comprendras que la décision que j’ai prise était la seule correcte… je suis donc parti. Ne cherche pas après moi. Je m’engage dans les forces alliées et je m’en vais délivrer notre beau pays. Le brigadier général Armstrong a facilité mon enrôlement. Je suis tout à fait conscient de la peine que je te fais en te quittant ainsi, sans même t’avoir dit au revoir de vive voix. Si tu as besoin de quelque chose, demande-le donc à ton bel officier, si charmant, si aimable et si désirable.

Adieu, Elisabeth. J’écris ces deux mots sans le moindre remords, sans la moindre tristesse. Au contraire, désormais, je me sens libre… Nous deux, ce n’était pas possible. Crois-moi. Ne me regrette pas et fais ta vie.

Marc.

A la suite de cette lettre, Elisabeth dut s’y reprendre à deux fois avant d’en comprendre le sens terrible… alors, sa main froissa la feuille et la jeta sur le sol de la petite allée. Sous le choc, tétanisée, la jeune femme resta immobile durant trois longues minutes. Enfin, d’autres larmes roulèrent sur ses joues tandis qu’elle murmurait :

-Ce n’est pas possible… je vais me réveiller… non… Marc… Tu n’as pas pu me faire cela… Tu ne peux pas m’abandonner ainsi… me laisser seule… Marc… Non… Je t’aimais… oui, je t’aimais aussi… tu ne m’as pas comprise… Je serais devenue ton épouse… Pardon… pardon…

Sous l’afflux d’émotions insoutenables, Elisabeth perdit conscience et tomba inanimée dans son jardin. Lorsqu’elle reprit connaissance, elle était à l’hôpital à deux étages à peine de la chambre de Franz von Hauerstadt où le jeune officier était alité, gardé vingt-quatre heures sur vingt-quatre par deux GI.

La jeune femme resta hospitalisée trois jours. Elle mit à profit ce laps de temps pour réfléchir à la situation. Oui, elle était accablée par le chagrin, oui, les jours qui allaient venir seraient difficiles, mais, désormais, elle était résolue à faire face à l’adversité, à se montrer forte, à lutter… d’accord, Marc l’avait lâchement abandonnée, il avait fui ses responsabilités, la jalousie l’y avait poussé, mais tout cela appartenait au passé. Le médecin savait que sa maîtresse était enceinte. Elle le lui avait dit une semaine avant qu’il la quitte. Très bien. Marc refusait cette paternité. Peut-être la supposait-il feinte… à moins qu’il ne crût que l’enfant était celui de Franz… pourtant, jamais von Hauerstadt ne s’était permis le moindre geste envers elle si ce n’était ce baiser échangé… or, Marc savait également qu’il n’y avait jamais rien eu de charnel entre le lieutenant-colonel et Elisabeth. Fille-mère… tel était l’avenir qui lui était promis. Les villageois allaient penser que cette grossesse était le fruit des amours interdites entre von Hauerstadt et la fille Granier. Cela ne faisait aucun doute dans la tête de la résistante. Tant pis. Elle en assumerait toute la honte.

Mais Elisabeth ne devait pas s’appesantir sur son sort. Elle devait se préoccuper de quelqu’un d’encore plus malheureux qu’elle. De quelqu’un qui avait tout perdu…

- Franz… je ne vais pas te laisser aux mains de tes ennemis… oui, je vais plaider ta cause… j’en sais suffisamment sur toi, sur ce qui est arrivé à ta famille, pour te porter secours… Je vais aller trouver les autorités militaires alliées, leur expliquer ta situation… je leur dirai aussi de se méfier du sergent-chef Andreotti. Ici, tu n’es pas en sécurité…

 

*****

 

Elisabeth Granier avait raison de s’inquiéter pour le jeune militaire allemand. Le faux Andreotti, en fait l’agent temporel M 35, retourné par le Commandeur Suprême, avait décidé de s’introduire dans l’hôpital et d’abattre le gêneur, ce von Hauerstadt qui n’avait rien fait pour le tirer des griffes de Zimmermann.

Adonc, pour écrire comme le chroniqueur médiéval, Stéphane préparait soigneusement son coup.

Ce matin-là, nous étions déjà le 1er juillet, le sergent-chef Andreotti nettoyait avec amour son fusil mitrailleur tout en sifflotant un air insipide de Tino Rossi. Comme il n’y avait aucun témoin, l’agent temporel pouvait se permettre un brin d’anachronisme. En effet, la scie chantonnée n’était autre que Petit papa Noël, quand tu descendras du ciel, datant de… 1946 ! 

 Image dans Infobox.

Dans la grange de la ferme Fontane, l’air se mit soudain à vibrer et à chatoyer tandis qu’une lumière bleutée prenait forme humaine. De surprise, le pseudo Andreotti en lâcha son arme. Devant lui se tenait la dernière incarnation de l’agent Michaël.

- Bonjour, M35. Tu sais pourquoi je suis venu en personne. Renonce à ton projet stupide.

- Renoncer ? Jamais ! Pourquoi t’obéirais-je ?

- Ne me fais pas perdre de temps. Je n’ai que quelques minutes à te consacrer. D’autres tâches m’attendent là-bas, en 1993.

- Pff ! Tu ne peux rien contre moi ; tu me l’as déjà dit. Si tu me détruis, tu te détruis également. La chaîne des agents temporels qui mène jusqu’à toi, le dernier, ne peut être rompue par aucun d’entre nous, et encore moins par toi, le terminal.

- M 35, je suis prêt à courir ce risque. J’accepte de disparaître si cela est le prix à payer pour préserver la vie de Franz, le Neutre… en descendant von Hauerstadt, ce sont tous les cycles potentiels de la Terre que tu remets en cause. Or, ce fait, le Commandeur Suprême s’est bien gardé de te l’avouer.

- Tu es donc capable de mentir, toi, Michaël ? Pourtant, tu représentes le Bien, les valeurs positives.

-Non… je représente le dernier espoir pour l’humanité…

- Quelle humanité ? Pas celle de ces singes grondants, à peine capables de s’entretuer. Dis-moi, combien y-a-t-il eu d’agents sacrifiés par les Douze Sages selon toi ? Je suis le numéro 35 et j’ai vu le jour en l’an 39 120… Toi, tu viens de l’an réel 132 543… ton numéro s’approche des 75 000, non ? Ne crois-tu pas que cela fait beaucoup d’agents gaspillés ? Quelle dépense d’énergie inutile !

- M 35, chaque fois que l’un d’entre nous disparaît, aussitôt il est remplacé par un autre exemplaire beaucoup plus élaboré et performant. Mais, tu me retardes sciemment. N’essaie pas de récupérer ton arme.

- Crains-tu donc que je l’utilise contre toi ? Oh ! Mais il est vrai qu’actuellement, tu es pleinement incarné, que tu jouis d’un corps d’Homo Sapiens. Donc, tu es sensible aux blessures par balles.

Alors, le temps se figea. Un nuage ne put déverser toute son eau, immobilisé dans le ciel laiteux et gris. Au-dessus de la tête des deux agents temporels, deux lumières antagonistes s’affrontaient, s’entremêlaient, s’interpénétraient, chacune tentant d’annihiler l’autre. Cependant, la bleue fut la plus forte. La lueur orange vacilla et s’éteignit, perdant tout à la fois de son éclat et de sa vigueur.

A la même seconde, le nuage crevait enfin et dégorgeait toute son eau. Parallèlement, Stéphane Andreotti, dans la grange, qui s’était emparé de son fusil mitrailleur, retournait l’arme contre lui et tirait une rafale.

Aussitôt, tandis que le corps s’effondrait sur le sol de terre battue, l’apparition du Michaël terminal s’estompait et à L. A. Stephen voyait avec effroi son ami devenir transparent. Après une hésitation, un hoquet de la réalité, une réalité oscillant entre deux possibilités, tout redevint normal et Michaël réapparut dans son intégralité.

Avec une certaine anxiété dans le ton, le professeur Möll demanda à son hôte :

- Bon sang de bon soir ! Que s’est-il passé, Michaël ? Ne me refaite plus un coup pareil…

- Hum… officiellement, un de mes prédécesseurs s’est tué accidentellement…

- Officiellement… officieusement ?

- J’ai été dans l’obligation de supprimer l’agent M35. Il avait été retourné par le Commandeur Suprême et cela nous mettait tous en danger… ce qui en a alors résulté, vous en avez vu une infime partie.

- Bigre ! C’est-à-dire ?

- Je me suis retrouvé coincé une nouvelle fois entre l’être et le non-être… une expérience des plus déstabilisantes, je puis vous l’assurer… et douloureuse aussi… à mon niveau. Ce vide que j’ai ressenti à la fois dans mon esprit et dans ma structure… c’est une sensation bien trop pénible… mais j’ai une tâche à reprendre au plus vite… où est donc passé ce foutu missile égaré quelque part dans le Lac Salé ? Je dois l’expédier vers l’an moins sept cent millions…

- Euh… attendez, Michaël. Ai-je bien compris ? Vous en êtes maintenant à devoir tuer l’un des vôtres ?

- Oui… pas sans mal… pas sans souffrance intérieure… mais… stop. Je l’ai ce missile. Hop ! Un petit tour sur la Terre du passé…

Or, parallèlement, en ce 1er juillet 1944, Gaspard et Nadine Fontane avaient entendu la rafale du fusil mitrailleur tirée dans la grange. En courant, ils entrèrent dans le bâtiment vétuste, l’époux le premier. Ce qu’ils virent les figea d’horreur. Stéphane Andreotti gisait sur le sol dans une mare de sang. Sur sa figure, un rictus de souffrance teinté de surprise. Mais le cadavre du jeune homme était déjà en train de s’effacer pour céder la place à celui d’un adolescent d’à peine seize ans, en fait le véritable Stéphane Andreotti, tué accidentellement lors d’une chasse au sanglier une dizaine d’années auparavant. 

 

Frappé de stupeur, Gaspard se mit à hurler.

- Je… deviens fou… ce n’est plus le même… celui-ci est nettement plus jeune…

Nadine, plus forte qu’il n’y paraissait, osa se pencher sur la dépouille.

- C’est bien le sergent-chef Andreotti, Gaspard… il n’y a aucun doute à avoir. Il a simplement dix ans de moins.

- Ah oui, la Nadine ? Tu prends drôlement bien la chose, toi. J’ai l’impression que Fargeau et la Lavigne n’étaient pas les seuls à venir du futur… la guerre que nous vivons actuellement est une plaisanterie par rapport à celle qui doit faire rage à la fin de ce putain de siècle.

- Gaspard, tu m’as caché des choses… à propos de cet Antoine notamment…

- Pour ton bien, ma femme.

- En attendant, nous avons un nouveau cadavre sur les bras, mort mystérieusement.

- Nous n’avons plus qu’à l’enterrer…

- Hum… et à nous taire… ou du moins à dire simplement que le sergent-chef Andreotti s’est bêtement tué en nettoyant son arme… Qu’en penses-tu, Gaspard ?

- Ouais… ça me va…

Telle fut l’épitaphe de Stéphane Andreotti, l’ex-agent temporel M 35.

 

*****

 

Du 14 au 21 Juillet 1944, redoutant d’être emmené par les Allemands, le maréchal Pétain transmit une protestation formelle au nonce apostolique Monseigneur Valerio Valeri. 

 Valerio Valeri — Google Arts & Culture

Le 20 juillet 1944, le comte von Stauffenberg

 Claus von Stauffenberg

 tentait d’assassiner Hitler. Le Führer s’en tira de justesse mais cet attentat causa la mort de nombreuses victimes. La répression qui s’en suivit fut terrible. Alors que Canaris était exécuté et Rommel poussé au suicide, bien d’autres officiers et civils se retrouvèrent condamnés à mort dans de rapides procès occultes et abattus, leurs corps pendus à des crocs de boucher.

La ville de Caen ne fut libérée de l’Occupant qu’à la fin de ce mois de juillet 1944. En ruines, il allait falloir la reconstruire durant la Libération et les années qui allaient suivre.

 

*****

 

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