Un goût d'éternité 5e partie : Elisabeth : 1944 juin (6)
Le groupe de résistants de Gaspard Fontane était enfin de retour dans la vieille ferme en ruines. Ce fut avec une certaine tristesse qu’Elisabeth apprit la mort de ses compagnons de lutte. Néanmoins, elle dut sécher ses larmes et conter au médecin la tentative de fuite de son prisonnier.
- Tu vois, j’avais raison, lança Marc. Je t’avais dit de te méfier. Ce Boche est un sacrément beau parleur.
- Oui, Marc… mais il avait l’air si mal en point que j’ai vraiment cru qu’il allait se trouver mal…
- Hem… Il t’a eu par la pitié, ma pauvre Elisabeth… heureusement, tu n’as pas craint de lui tirer dessus.
- Mon devoir avant tout…
- Bravo, ma petite… mais, il me faut le soigner au plus vite… j’espère que, demain, il sera en état d’être livré aux Alliés…bah ! Il effectuera d’abord un séjour à l’hosto…
-Et… ensuite ? S’inquiéta la jeune femme.
- En tant que prisonnier de guerre, il travaillera pour nous, les Français… le général Armstrong a sa petite idée là-dessus…
- Mais… c’est un haut officier…
- Plus maintenant, Elisabeth… père te dira tout demain… c’est compliqué… Bon… voyons cette fichue blessure.
- J’ai fait ce que j’ai pu… j’ai lavé et désinfecté l’épaule de von Hauerstadt… mais je n’ai pas osé extraire la balle… qui lui a brisé l’os, je crois…
- Embêtant. Mais je vais m’en assurer tout de suite… tu vas m’aider…
- D’accord, Marc. Dis-moi quoi faire.
S’emparant de sa trousse de médecin, Marc en sortit les instruments nécessaires à son travail. Ensuite, il réveilla le prisonnier assez brutalement et lui lança.
- Colonel, je vais devoir examiner votre blessure et réparer votre erreur par la même occasion… pardonnez-moi si je vous fais mal… mais vous le voyez… ici, je manque de tout…
- Je sais… Cela… ne fait rien…
- Si vous le prenez ainsi, tant mieux.
S’asseyant au chevet de son patient, le docteur Fontane commença par défaire les bandages puis observa la plaie et tâta les os de l’épaule…
- Une fracture sans gravité… cela aurait pu être pire, Hauerstadt… et je sens la balle… Elisabeth, le scalpel… tu l’as désinfecté, au moins ?
- Oui, passé à l’alcool. Mais tu ne lui donnes rien pour supporter la douleur ?
- Pourquoi ? Où vais-je pêcher un analgésique, ma petite ? A la fête foraine ?
- Euh… Marc, tu pourrais au moins le faire mordre dans un linge ou dans un bout de bois.
- Tu vois un morceau de bois dans ces tas de paille, toi ? Désolé, colonel, mais je vais vous opérer à vif… Si vous croyez que je vais avoir des égards pour vous, espèce de salaud, vous vous fourrez le doigt dans l’œil.
Une pause car Marc trifouillait la blessure.
- Elisabeth, je te trouve bien gentille tout à coup…
- Pas du tout… Je déteste entendre crier, voilà…
- Je ne crierai pas… je vous… le promets, répondit Franz en retenant un soupir de douleur.
- Oui… c’est la moindre des choses que vous puissiez faire, salopard. Dis, Elisabeth… encore un peu et tu es plus pâle que notre foutu Boche… tu es certaine que tu vas bien ?
- Oui… Un peu de fatigue, c’est tout. Je n’ai guère dormi ces trois dernières nuits…
- Ma chérie, je te connais trop pour savoir que tu peux tout encaisser…
- Tu te fais des idées…
- Bon… je n’insiste pas… ah… je sens la balle mais je ne la vois pas… elle est vachement enfoncée, la garce… il va me falloir creuser davantage…
Délibérément, sans douceur, Marc travailla la blessure jusqu’à sentir le projectile.
- Oui, la voilà. Les pinces, Elisabeth…
- Les voici.
- Merci, ma belle. Attention… je la sors de sa gangue de chair, la saleté… hop ! Voilà qui est fait… ce n’est pas jojo… elle est toute aplatie… et les tendons sont déchirés… il ne me reste plus qu’à nettoyer le tout et à bander votre épaule, colonel. Vous ne me remerciez pas ? Quelle ingratitude ! Pourtant, j’ai fait aussi vite que je l’ai pu, Hauerstadt.
- Oui… je…
- Mes félicitations pour votre silence… Vous êtes un dur à cuire vous… un peu d’alcool pour stériliser les bandages… grouille-toi, Elisabeth…
- Oui, Marc…
- Pas mal. Soutiens notre prisonnier pendant que je le panse. Il faut que cela soit fait correctement.
Toujours sans ménager le blessé, Marc travaillait et achevait sa tâche avec un sourire agaçant.
-Parfait… Alors, que pensez-vous de ma dextérité, Hauerstadt ?
- Monsieur Fontane, vous… ne valez pas le major von First…
- Le major von First a l’habitude de ce genre de soins, pas moi, colonel. Réjouissez-vous… c’est la dernière fois que je me charge de vous. Dès demain, vous serez entre les mains d’un médecin anglais ou américain. Ainsi, votre comparaison sera plus complète. Sur ce, bye bye ! Je suis crevé… je vais pioncer là-haut… il y a assez de paille pour me faire une litière… suis-moi, Elisabeth…
- Marc… je ne préfère pas…
- Tu n’as pas envie d’être avec moi ?
- Je… dois veiller le prisonnier… tu comprends… je me méfie d’Andreotti… Tantôt, j’ai vu ses yeux. Ils m’ont fait peur…
- Le sergent a perdu deux de ses meilleurs amis dans l’attaque contre ces sales Chleus, alors, il faut le comprendre…
- Peut-être… mais ton père et toi, vous avez promis que le colonel serait livré vivant aux Alliés…
- Comme tu voudras, ma chère… tu veilles en bas et moi, je roupille d’un œil en haut. D’accord.
Sifflotant la Vème Symphonie de Beethoven, Marc Fontane escalada l’échelle qui menait en haut de la grange. Puis, il s’installa le plus confortablement dans ce qui restait de foin.
- Si je n’ai pas compris ton jeu, ma petite ! Se disait in petto le résistant. Tu me prends pour un aveugle ou quoi, Elisabeth. Tu le regardes avec des yeux enamourés, ce Boche. Il a réussi à te retourner… je crois que ce sera très instructif de vous écouter, tous les deux…
Près du matelas sur lequel Franz essayait de se reposer, Elisabeth questionnait le prisonnier.
- Marc… vous a fait souffrir, n’est-ce pas ?
- Je vous… mentirais si … je vous disais la contraire… mais… à ses yeux, je ne méritais rien d’autre…
- Franz, il ne faut pas parler ainsi… surtout pas… je vais rester à vos côtés afin de veiller sur vous le restant de la nuit… comme je l’ai dit à Marc.
- Merci, mon amour…
- Avez-vous besoin de quelque chose ?
- J’ai horriblement soif… Si vous vouliez bien me donner à boire…
- Tout de suite. Avec toute la pluie des derniers jours, ce n’est pas l’eau qui manque.
Après avoir pris un pichet en grès, Elisabeth souleva doucement le blessé et le fit boire lentement.
- Doucement… là… C’est mieux… et… prenez également votre pilule…
- Je n’en… pas besoin… mon cœur va bien… Antoine a dit la vérité… mon cœur a été réparé par son… mystérieux donneur d’ordres…
- Dans ce cas, essayez de dormir… vous avez besoin de repos, Franz… demain…
- Demain… je serai à jamais loin de vous, Elisabeth, ma Lisbeth…
Alors, ne retenant plus son chagrin, la jeune femme laissa couler ses larmes.
- Ne pleurez pas, ma chérie… ce n’est vraiment pas la peine… car… même loin de vous, je vous aimerai toujours… je ne vous oublierai pas… jamais… je penserai sans cesse aux jours enfuis, je rêverai de nos soirées de mai… quelle consolation ce sera… et j’irai dans ce pays imaginaire que je vous ai décrit… que nous avons créé tous les deux… meine kleine Mädchen… meine Liebe… vous souvenez-vous encore de ces prairies verdoyantes, aux mille senteurs parfumées dégagées sous le ciel velouté d’une nuit d’été ? De ces eaux limpides et sereines où nous nous serions reposées ?
Mon enfant, ma sœur,
Songe à la douceur
D’aller là-bas vivre ensemble.
Aimer à loisir !
Aimer et mourir.
Au pays qui te ressemble !
Les soleils mouillés
De ces ciels brouillés
Pour mon esprit ont les charmes
Si mystérieux
De tes traîtres yeux,
Brillant à travers leurs larmes.
Là, tout n’est qu’ordre et beauté,
Luxe, calme et volupté.
- Ces vers sont si beaux ! S’exclama la jeune femme. De qui sont-ils ?
- De Charles Baudelaire, mon amour… Invitation au voyage…
- Décidément, vous en savez bien plus que moi en matière de poésie française…
- Je… j’aurais tant voulu naître français… Votre langue est la plus belle… du monde… elle dit tant de choses…
- Pourtant, la langue allemande a aussi ses grands poètes, non ? Que faites-vous de Goethe ?
- Ah… le vieux Goethe…
- Franz, récitez-moi encore ce poème de Gérard de Nerval… dans son intégralité… si vous vous en sentez capable…
- Je vais essayer de m’en souvenir… ensuite… promettez-moi de ne plus pleurer…
- Je vous le jure, Franz… mais… je vous aime tant… Tant que de vous voir ainsi, si malheureux…
- Chut… avec vous dans mon cœur, pour toujours, je le serai moins… maintenant… écoutez…
Je suis le Ténébreux, le Veuf, l’Inconsolé,
Le Prince d’Aquitaine à la tour abolie.
Ma seule Etoile est morte, et mon luth constellé
Porte le Soleil noir de la Mélancolie.
Dans la nuit du Tombeau, Toi qui m’as consolé,
Rends-moi le Pausilippe et la mer d’Italie,
La fleur qui plaisait tant à mon cœur désolé,
Et la treille où le Pampre à la Rose s’allie.
Suis-je Amour ou Phébus ? Lusignan ou Biron ?
Mon front est rouge encor du baiser de la Reine ;
J’ai rêvé dans la grotte où nage la sirène…
Et j’ai deux fois vainqueur traversé l’Achéron
Modulant tout à tour sur la lyre d’Orphée
Les soupirs de la Sainte et les cris de la Fée…
Lorsque Franz se tut, Elisabeth soupira.
- Je n’ai pas tout compris, Franz… je n’ai aucune honte à le reconnaître… mais j’espère rester toujours pour vous cette fleur qui vous consolera… cette femme tour à tour sainte et fée… Eurydice et sirène…
- Meine Liebchen… vous avez tout compris… je vous assure… mais vous êtes bien plus que tout cela… ces femmes fantasmées… irréelles… vous êtes mon Elisabeth… pour la vie… donnez-moi votre main… avec elle… je m’endormirai…
- Oui, Franz, bien sûr…
- Alors, j’oublierai demain… j’oublierai tout… sauf votre visage si doux et si espiègle à la fois… votre sourire si tendre et si mélancolique, vos yeux si noirs… pareils à des perles sombres… plus précieuses à mon cœur que la rose, plus chères à mon souvenir que tous les trésors du monde…
- Toute la nuit, vous garderez ma main, comme le gage d’un amour qui aurait pu s’épanouir si…
- Si… oui… toute la nuit, toutes les nuits… Toute ma vie…
Franz se tut et ferma les yeux, serrant la main de sa Dulcinée… mais là-haut, Marc Fontane avait tout vu et tout entendu.
- J’avais vu juste… j’aurais dû me méfier davantage de ce salaud. Il t’a retournée comme une crêpe, espèce d’idiote, de crétine… ah ! Ainsi donc, tu l’aimes, tu baves d’amour pour ce mec ? eh bien, tu vas payer… Et pas plus tard que ce matin…
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Alors que tous ces événements dignes d’un Santa Barbara larmoyant, revu et corrigé à la façon superproduction genre Docteur Jivago se déroulaient dans la vieille ferme en ruines, plus à l’Est, l’Armée rouge lançait son offensive générale destinée à libérer la totalité du territoire soviétique. Ce qui fut fait en un mois.
Puis, une armée franchit les Carpates et obliqua en direction de la Hongrie.
Mais en Normandie, la guerre aussi connaissait une évolution. Ainsi, le général de Gaulle était-il reçu en libérateur à Bayeux et vivait un véritable Sacre. Le 25 juin, les Alliés avaient réussi à couper en deux la presqu’île du Cotentin et atteignaient Saint Lô. Cependant, la Première Armée américaine fonçait sur Coutances d’un côté et Cherbourg de l’autre, tandis que les Britanniques encerclaient Caen. La bataille de Caen allait durer des semaines et détruire la ville. Lorsqu’elle serait enfin délivrée, la cité ne serait plus que ruines.
Le 27 juin, Cherbourg tombait. Or, le lendemain, le 28 juin donc, Philippe Henriot,
ministre de l’Information, collaborateur notoire, était assassiné par un groupe de résistants.
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