Un goût d'éternité 5e partie : Elisabeth : 1944 juin (4).
Le 14 Juin, les Américains avaient débarqué dans les Îles Mariannes.
Prenant un peu de repos après de durs combats, William O’Gready lisait et relisait sa lettre de mutation. Le major ne comprenait pas pour quelles raisons précises il était désormais affecté en France auprès du brigadier général Kenneth Armstrong. Il avait fait son devoir et même davantage au Pacifique. Mais comme il ne pouvait refuser cette mutation, il l’accepta assez facilement car celle-ci s’accompagnait d’un nouveau galon, celui de lieutenant-colonel.
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1440. Abruzzes, monastère de San Pietro.
Au cœur de la nuit, le vent soufflait en tempête, faisant tourbillonner de gros flocons de neige. Malgré les hurlements des éléments en colère, dans sa cellule glaciale plus qu’austère, Fra Vincenzo dormait… mais son sommeil était agité par des cauchemars, des visions horrifiques. Instinctivement, le moine ne cessait pas de tourner et de se retourner sur l’étroite planche en bois qui lui servait de couche. Pris par son rêve pénétrant, il murmurait des mots sans suite.
- Non…cela ne se peut pas…non… Le Temps et Dieu confondus… l’Eternel… je suis l’Eternel, a dit le Seigneur… s’Il est l’Eternel, Dieu ne peut être le Temps… non… tu cherches à me tromper… tu n’es pas un ange de Dieu… tu es un envoyé du démon… Va-t’en ! Laisse-moi en paix…
Pourtant, dans sa tête, une voix retentissait.
- Je suis Pan Chronos… Pan Physis… Pan Zoon… Pan Logos… JE SUIS….
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15 Juin 1944. 8 heures et 52 minutes.
Carole Lavigne menaçait toujours l’assistance et Franz de son arme. Sur le sol, Antoine Fargeau agonisait. L’espionne éructait.
- Je vais te tuer, Franz von Hauerstadt. Salaud ! Schmutzfink. Verräter.
Aveuglée par une rage haineuse hors de contrôle, Anna tira une seconde fois. Alors, il advint un phénomène inattendu et inimaginable. La balle avait jailli du canon du revolver selon une trajectoire rectiligne. Il était tout à fait impossible que le projectile manquât sa cible. La victime, toute désignée, devait mourir sous l’impact de cette maudite balle.
Mais ce ne fut pas ce qui se passa. La scène se figea un dixième de seconde, puis, la séquence repartit en arrière à une vitesse faramineuse et… le projectile s’en vint frapper non Franz von Hauerstadt mais bel et bien la tireuse, autrement dit Anna von Wissburg elle-même. Atteinte en plein cœur, l’agent de l’Abwehr mourut instantanément.
Un seul être n’avait pas été affecté par le retour du temps sur lui-même : Stéphane Andreotti. Malgré lui, il se dévoilait.
- Un agent des Douze Sages ! s’écria-t-il. Je sens ta présence. Montre-toi.
Une voix lointaine et désincarnée lui répondit aussitôt.
- Agent M 35. Je t’ai identifié. Renonce. Ne tente rien contre le lieutenant-colonel car, à chaque fois que tu essaieras de lui nuire mortellement, j’interviendrai. Tu n’es pas de taille à t’interposer face à moi. Je suis un MX.
- Tue-moi si tu l’oses ! Hurla le pseudo Stéphane.
- Je ne le désire pas, M 35. Mais si tu m’y contrains, je le ferai.
Le temps reprit son cours vers l’aval comme s’il n’avait pas été obligé de s’invaginer. Les protagonistes virent alors des atomes lumineux remplacer peu à peu le corps sans vie d’Antoine Fargeau. Mais ce n’était pas tout. Ces particules s’éteignaient, se dissolvaient comme si l’artificier du groupe n’avait ou n’aurait jamais dû être là. En fait, le cadavre de l’ex-étudiant regagnait son époque et son année d’origine, l’an 1993.
Elisabeth était au bord de l’évanouissement. Détournant la tête, elle constata un autre prodige.
- L’espionne, bégaya-t-elle.
- Elle aussi est en train de disparaître…, compléta Stéphane Andreotti.
En son for intérieur, l’agent retourné des S se disait :
- Un clone… oui, assurément… mais de qui ? Ainsi, nous aurions été deux sur cette mission ?
Marc Fontane, au lieu d’aider Elisabeth, qui se sentait réellement mal, à s’asseoir, interrompit les pensées tumultueuses du sergent-chef en lançant sur un ton impossible à rendre :
- Je ne comprends pas ce qui est en train de se produire ici.
- Nous sommes tous dans le même état que toi, lui fit en écho Gaspard.
- Yes, appuya Cornelius… Qui pourrait nous expliquer ce qui se passe ?
- Je n’ai jamais vu ça, renchérit George…
- J’ai l’impression de participer malgré moi à une aventure de Guy l’Eclair,
ironisa sans joie le médecin. Antoine avait bien reconnu qu’il venait d’une autre époque, mais… tout de même… En serait-il allé de même pour cette… Anna von Wissburg ? Quelqu’un a-t-il un début d’explication ?
- Bon Dieu de bon Dieu ! Grommela le maire. Comme si subir cette putain de guerre ne suffisait pas… qui se lance dans ce foutoir de tentative de compréhension ?
- Monsieur Fontane, jeta Franz d’un ton neutre… Je ne puis répondre en ce qui concerne le lieutenant von Wissburg… mais… vous devriez vous préoccuper tout d’abord de mademoiselle Granier…
- De quoi te mêles-tu, sale Frisé ? Rugit Marc.
- Je vais bien, oui, je vais bien, sanglotait Elisabeth…
- Moi, je suis certain que ce fumier de Boche en sait beaucoup plus qu’il ne le fait croire, reprit Stéphane sur le mode tonnant. Quand nous avons pénétré dans la grange, il parlait avec Antoine. Alors, le Schleu, que t’a-t-il dit, notre artificier ? Parle !
- Il avait avoué venir du futur… de la Troisième Guerre mondiale… et si son corps a disparu, c’est bien parce qu’il n’était plus en phase avec notre époque.
- Ah ? A quoi rime tout ce charabia ? Glapit le médecin dont la colère menaçait d’engloutir sa raison.
- Euh… C’est logique… Le corps mort de monsieur Fargeau ne pouvait se retrouver là, dans ce segment de temps, bien avant sa date de naissance… alors, atome après atome, il a rejoint son point de départ… peut-être parce que notre dimension ne supporte pas les paradoxes… ou bien, parce que le défunt était démuni de moyens de… sauvegarde…
- Vous avez trouvé ça tout seul, génie ? Gronda Marc.
- C’est la seule explication… dans un macro Univers, l’information ne peut se trouver à deux endroits à la fois… mais pas dans un micro Univers, dans un monde quantique… or, ici, cela allait être le cas… qui plus est, cette information était désormais altérée puisque non préservée, non liée, non intriquée… artificiellement…
- Putain de merde ! J’hallucine ! Foutu Boche… d’où sors-tu de telles conneries ? Proféra le jeune médecin totalement dépassé par les propos de Franz.
- De mes études… de mes réflexions…
- A d’autres ! Tu as trouvé le moyen de nous ridiculiser… mais crache plutôt le morceau sur ce que t’a dit mon ami…
- Docteur Fontane, vous avez tort de ne pas vouloir accepter mes explications, bien que celles-ci, j’en suis certain, soient incomplètes…
Après avoir marqué un temps d’arrêt, Franz reprit.
- Le message d’Antoine Fargeau était clair. En gros, cela se résume à ceci : la guerre a été inventée par l’homme… elle est une monstruosité inutile mais pourtant intrinsèque à l’humanité… cette dernière ne peut s’en délivrer. Et c’est là que se trouve la damnation de l’espèce humaine.
- Foutre ! Et c’est pour cela qu’il est venu te parler ? Qu’il s’est isolé avec toi ? Pour ces réflexions dignes du café du commerce ? Antoine n’était pas pour nous qu’un ami, foutu nazi. C’était un modèle, c’était un homme. Un héros, quoi. Il s’est sacrifié pour toi… cela je ne le comprendrai jamais… nous, nous ne sommes que des bêtes sauvages exaspérées par l’odeur du sang. Par ta faute et celle de tout ton peuple, nous voilà devenus des machines à tuer, Hauerstadt.
- L’heure s’avance, fils, constata Gaspard d’un ton bourru. Nous avons une mission à accomplir. Allez-y, Andreotti. Vous avez le feu vert. Commencez votre triste besogne… mais attention ! Pas question de tuer notre monnaie d’échange… compris ?
- Monsieur le maire, c’est donc à lui que vous confiez ce travail ? Vous me décevez… vous aussi, Marc… c’était une guerre de l’âge des cavernes…
oui… or, nous voici de retour dans cet âge sombre, dans lequel les ténèbres et la peur inhérente à l’homme le poussent à la violence et au meurtre. Ils reviennent et reviennent toujours ces âges obscurs, ces âges des cavernes
car il est impossible à notre espèce de tirer des leçons de ses terreurs tapies au fond de son cœur, au fond de ses entrailles. Ici, point de raison, seul le cerveau reptilien fonctionne et mène ces pauvres ombres que nous sommes. Des ombres qui se meuvent dans une caverne, comme l’a si bien écrit Platon. Nous sommes prisonniers de nous-mêmes, de nos démons… ces maudits âges des cavernes frappent à nos portes encore et encore… et frapperont jusqu’à ce que toute trace d’intelligence aura définitivement disparu. Aucun espoir pour notre race… aucune délivrance hormis la mort… la guerre éternelle. Que vous le vouliez ou non, vous avez encore un peu d’espoir… Antoine Fargeau n’en avait plus… il m’a avoué être originaire d’un monde au bord de la destruction totale… or, ce sera notre faute si les générations futures en seront là.
- Bon… ça suffit. Stéphane…
- Encore un instant, Marc… vous allez gagner cette guerre… Vous, les Alliés, ne gaspillez pas votre chance… Surtout pas… il faut que l’humanité comprenne enfin qu’elle n’a à sa disposition qu’une unique demeure, la Terre… que si elle la ravage, elle la détruit, elle n’a nulle part où se réfugier… par le sacrifice d’Antoine, j’ai compris qu’il ne faut plus la guerre… jamais… si je survis… je m’y emploierai… mais… l’homme est-il à même de comprendre ce que j’ai mis tant d’années à saisir ? Huit ans ? Huit ans de perdus… l’arme atomique… George et Cornelius… oui, l’arme nucléaire… Voilà ce que vos gouvernements vont devoir contrôler…
- Ah oui ? Belle jambe que ça me fait ! En attendant, tu vas déguster, Hauerstadt ! Rugit Andreotti, ses yeux devenus noirs comme du charbon.
Avec méthode, il commença son tabassage en règle. Franz ne résistait pas, de toute façon, il ne l’aurait pu, attaché comme il l’était. Les coups portés l’étaient avec une telle force que le prisonnier grimaçait, pâlissait. Toutefois, aucun soupir, aucune plainte, aucun gémissement de sa part. cela dura au moins cinq minutes. Or, c’était fichtrement long cinq minutes lorsque vous étiez roué de coups, que vous receviez des gifles à vous éclater les lèvres, à vous ébranler la mâchoire, que vous encaissiez dans le ventre, dans les bras et dans la poitrine des gnons encore et encore… à ce régime, le lieutenant-colonel finit par perdre connaissance. Mais Stéphane s’acharnait sur le corps prostré de l’otage.
Enfin, Marc intervint alors qu’Elisabeth, qui avait reculé, pleurait doucement dans un coin, le plus loin possible de cette scène.
- Stop, Andreotti ! Êtes-vous fou au point de vouloir le tuer ce Boche ? Bon sang ! Il est notre passeport en cas de coup dur…
- Oui… cela suffit, insista Gaspard. Vous nous mettez en retard, sergent.
Le maire s’autorisa à saisir rudement le bras du Corse et parvint à l’immobiliser.
- Oui… ça va… je vous suis, docteur Fontane…
- Elisabeth, dit alors Marc en se retournant vers la jeune femme. N’oublie pas nos dernières recommandations. Fais gaffe… veille sur notre prisonnier et vérifie régulièrement ses liens.
- Ce sera fait, Marc, mon amour… Reviens vite… Revenez vite, vous tous…
- Nous tâcherons, salua le médecin.
Tandis que le groupe partait pour accomplir la mission confiée par le CNR, Elisabeth Granier, presque aussi livide que le jeune lieutenant-colonel, se penchait sur lui, le détachait et le tirait avec difficulté sur une couche. Puis, elle le ligotait à nouveau. Enfin, elle écouta sa respiration, et, la trouvant régulière, s’assit à ses côtés, attendant son réveil.
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