Un goût d'éternité 5e partie : Elisabeth : 1944 avril (2).
3 Avril 1944.
La nuit printanière n’allait pas tarder à tomber. Dans le bar du village de Sainte-Marie-Les-Monts, chez Fridin, une chaude ambiance régnait malgré la fraîche température extérieure. Tous les jeunes gens avaient laissé leurs manteaux et leurs écharpes. Antoine Fargeau, transformé en D.J. avant la lettre faisait tourner le phonographe en sélectionnant les airs de jazz les plus endiablés ou encore les œuvres de Glenn Miller dont le célèbre Moonlight Serenade.
La fête battait son plein depuis environ une demi-heure
lorsque Carole Lavigne se pointa enfin, le visage troublé. Tout en ôtant son
imperméable, dévoilant ainsi à l’assistance une toilette à la fois simple et
distinguée composée d’une robe en lin sans col à manches longues, comportant un
empiècement haut, et agrémentée d’une ceinture tailleur, elle commença par
s’excuser puis à jeter d’une voix pleine d’émotion :
- Euh… Si vous saviez vous tous ce qu’il m’est arrivé
tantôt !
- Carole, raconte-nous vite, fit Marc avec sincérité. Vous
paraissez toute remuée.
- Il y a de quoi, Marc. Je me rendais tranquillement à cette
petite fête que vous avez organisée pour moi lorsque, traversant la ruelle
Jeanne d’Arc, on me demanda mes papiers.
Une voix aiguë qui ne s’était pas encore départie de ses
accents juvéniles, celle d’Elisabeth, s’enquit :
- C’était une patrouille ?
- Non, mademoiselle Elisabeth. Il s’agissait d’un sergent SS.
Totalement ivre, le type.
- Aïe ! Mais bien sûr, votre Ausweis était en règle, poursuivit l’adolescente.
- Naturellement. Mais j’étais tremblante de peur.
- Pourquoi donc ? S’inquiéta Marc Fontane.
- La figure de ce bonhomme ressemblait à une véritable face
de singe… un singe boutonneux, mal dégrossi. De plus, il puait l’alcool
ordinaire à dix mètres. J’aurais craqué une allumette que sa gorge se serait
embrasée ! Quant à ses yeux chassieux, ils essayaient de me fixer avec une
concupiscence à vous glacer l’échine.
- Ensuite ?
- Eh bien, Marc, ensuite, malgré son ivresse avancée, le
sergent est malgré tout parvenu à terminer l’examen de mes papiers. Ce n’est
pas croyable mais c’est ainsi.
- Alors ? Souffla Elisabeth, intérieurement amusée de la
mésaventure survenue à Carole.
- Le sous-officier continuait à me déshabiller du regard… je
me sentais mal, mais mal… comme souillée… un instant, j’ai cru qu’il allait
m’embarquer illico pour un hôtel de passe.
- Ouille ! S’écria Marc.
- Cependant, essayant de recouvrer mon calme, je me suis
risquée à lui réclamer mes papiers.
- Et il vous les a rendus comme un bon toutou, ironisa
Antoine.
- Euh… oui, en effet. Mais dites… vous êtes sourds ici… le
son est vraiment trop fort. Il faudrait diminuer le volume…
- Mademoiselle Lavigne, insista Fargeau, c’est ainsi que l’on
doit écouter la musique de jazz.
- Ah ? Mais cher monsieur Fargeau, répondit du
tac-au-tac Carole, vous êtes tombé sur la tête à mon avis. Mettre des disques
américains à cette heure, pour se faire remarquer, pour ameuter tout le
quartier… encore… si vous écoutiez tout cela en sourdine, tranquillement chez
vous…
- Je déteste les valses sirupeuses et les chansonnettes à la mode ! Notamment celles chantées par ce crooner français Jean Sablon avec, par exemple, vous qui passez sans me voir ou encore couché dans le foin avec le soleil pour témoin. Ce type n’a aucune voix. Il passe son temps à susurrer. Seul Charles Trenet trouve grâce à mes yeux… Hum… mais j’ai l’impression que cette musique ne vous plaît pas… pas du tout…
- Je n’ai pas l’habitude de ce genre de rythmes…
- Bon… je change de disque… vous allez adorer, j’en suis
certain. Ecoutez-moi un peu ça.
Sur le plateau, tournait maintenant le tout dernier morceau à
la mode aux Etats-Unis, un disque de Boogie-Woogie. Et ça tanguait, et ça
allait dans tous les sens, et les rythmes syncopés vous donnaient envie de
danser sur la piste.
- Que dites-vous de ça ? Fameux, non ? Maintenant,
ça chauffe vraiment… ça bouge, c’est fun…ce n’est pas de la musique pour les
vieux !
- J’aime assez, lança Elisabeth amusée.
- Moi aussi, opina Marc.
Sans rajouter quoi que ce soit d’autre, les amis de Marc se
jetèrent sur la piste de danse improvisée et se mirent à se contorsionner en
rythme et ce, durant plusieurs minutes. Parfois, on entendait des éclats de
rire. Tous ces jeunes gens étaient heureux. Ils en oubliaient momentanément
leur triste quotidien.
Or, soudain, un tumulte provenant de l’extérieur, des pas
précipités, des ordres brefs criés en allemand. Alors, Ludwig Hans, suivi par
cinq autres SS, entra brusquement dans le bar, ricanant, un rictus de vile
satisfaction le défigurant tandis que le propriétaire du café, Fridin, se
jetait sous son comptoir, tâchant d’échapper aux nazis.
Marc Fontane, quant à lui, avait pâli puis rougi. Il lança à
Antoine :
- Dis-moi que tu l’as fait exprès.
D’un ton fâché, Antoine se défaussa.
- Non… pas du tout… J’avais envie de m’amuser. On se barbe dans
ce trou passées six heures du soir… et toi, il y a cinq minutes à peine, tu
n’as rien trouvé à redire non plus. Tu étais tout content de te trémousser…
Pendant cet échange peu amène, les SS avaient tiré une rafale
de mitraillette sur le phonographe afin de stopper cette musique de dégénérés.
L’appareil cessa de diffuser son jazz dans un bruit de casserole.
Ludwig Hans jubilait.
- Ach… pris sur le fait, hein ? Musik verboten ! Papier… schnell. Sie…
D’un doigt incertain, le SS désignait ainsi Marc Fontane. Le
médecin s’empressa d’obtempérer.
- Ach… Doktor Marc Fontane… Sehr gut… Vous n’avez pas de malade aujourd’hui ?
- Je ne suis pas de service… j’ai droit à un jour de repos,
non ?
- Pas possible ! A la Kommandantur, tout le monde. Le
taulier aussi !
N’opposant aucune résistance, les jeunes gens se laissèrent
conduire à l’extérieur du bar, Fridin également qui avait été récupéré de dessous
son zinc. Or, soudain, Ludwig Hans reconnut Carole Lavigne.
- Aber… das ist la
jolie mademoiselle. Welches Glück habe
ich ! Je suis content de vous retrouver si vite, meine Liebchen. Je vais vous conduire moi-même devant le
Standartenführer.
Puis, s’adressant à ses hommes, il leur commanda :
- Partez devant. Je vous rejoins.
Les cinq SS répondirent d’une seule voix :
- Jawohl, Herr
Oberscharführer !
Tandis que les soldats SS quittaient la salle avec leurs
prisonniers, le sous-officier avait acculé Carole Lavigne contre une table au
coin d’un mur dont les affiches publicitaires vantaient une boisson alcoolisée
de la marque Dubonnet.
- Je veux aller avec les autres, mes amis ! S’écria la
jeune femme jouant la panique. Vous n’avez pas le droit. Je n’ai rien fait.
- Mais j’ai tous les droits, jolie mademoiselle française.
Vous allez me suivre jusque dans mes petits appartements privés… pas à la
Kommandantur…
La fausse Carole Lavigne, pour échapper à la lubricité de
Ludwig Hans abandonna sa couverture et se dévoila. S’exprimant en allemand,
elle commanda d’une voix impérative :
- Non… Oberscharführer Ludwig Hans. Pas question de vous
suivre chez vous pour que vous me violiez… Vous ne commettrez pas pareil
forfait.
Abasourdi, le jeune SS balbutia :
- Vous parlez allemand couramment et vous savez mon
nom ?
- Oui, Ludwig Hans… pour la bonne raison que moi aussi,
j’appartiens à la nation allemande. Je me nomme en fait Anna von Wissburg et je
suis lieutenant dans l’Abwehr… pour preuve de ce que j’avance, voici mes véritables
papiers d’identité. Vous devez me conduire devant le lieutenant-colonel von
Hauerstadt immédiatement. C’est à lui que je dois rendre des comptes.
- Tout de suite, lieutenant von Wissburg.
La sueur lui coulant dans le dos, Ludwig Hans obtempéra.
*****
Trois heures avaient passé depuis l’arrestation effectuée par
la patrouille SS. Dans le bureau du lieutenant-colonel von Hauerstadt, à Caen,
le jeune homme achevait l’interrogatoire préliminaire de mademoiselle Granier.
La jeune fille, gênée, n’avait pas pu dissimuler son malaise aux yeux de Franz,
des yeux scrutateurs à qui rien n’échappait. Elle le préférait dans le rôle du
sergent Braun… mais après tout, elle n’avait à se reprocher que ce manquement
véniel aux interdictions imposées par l’Occupant.
- Alors, mademoiselle Granier, vous n’avez rien à rajouter à votre déclaration ?
Franz s’exprimait froidement, bien loin du ton amène qui lui
était habituel. Son français impeccable, sans accent étranger, rajoutait à la
gêne d’Elisabeth. L’adolescente savait que l’officier pouvait saisir les
moindres nuances, les moindres inflexions de ce qu’elle disait. Il aurait
rapidement détecté ses mensonges.
- Non, colonel… rien… rien d’autre… En fait, j’ignore comment
Antoine a pu se procurer ces disques… je ne sais pas comment il s’y est pris.
Je ne savais même qu’il les avait. Cette réunion, c’était une simple petite
fête… pour célébrer l’anniversaire de la secrétaire du docteur Fontane que vous
avez déjà rencontré… chez moi…
- Inutile d’évoquer cette soirée, mademoiselle… je ne suis
plus en congé… vous pensez vraiment que je vais vous croire ? Me
prendriez-vous pour un imbécile ?
- Euh… colonel… Je vous assure que ce n’est pas le cas… tout
au contraire… mais il ne s’agit là que d’un manquement innocent à …
- Cessez de faire la stupide, mademoiselle. Je ne joue pas…
et vous non plus ! Bien… nous allons reprendre… plus tard… on toque à la
porte…
Effectivement, le lieutenant Hermann Schiess frappait au
battant de la porte du bureau.
- Herein ! Ordonna
von Hauerstadt.
- Entschuldigung, Herr Oberstleutnant… C’est le lieutenant
von Wissburg. Elle attend avec impatience que vous la receviez.
- Entendu, Hermann. Je vais recevoir le lieutenant tout de
suite. Conduisez mademoiselle dans sa cellule. Je reprendrai son interrogatoire
plus tard.
- Jawohl, Herr
Oberstleutnant !
- Pas cette porte… celle-ci.
Tirant l’adolescente par la manche, le lieutenant Schiess,
comprenant les raisons de son supérieur, il ne fallait pas que la jeune
prisonnière sût qui était le lieutenant von Wissburg, fit sortir Elisabeth par
une porte dérobée.
Moins d’une minute plus tard, Anna entrait dans le bureau du
lieutenant-colonel. D’un geste, Franz invita la nouvelle venue à prendre un
siège. Immédiatement, les deux jeunes gens se reconnurent et un silence assez
embarrassant régna dans la pièce… impassible, du moins en apparence, le comte
von Hauerstadt, les mains croisées sous le menton, observait le lieutenant von
Wissburg.
Ce fut Anna qui rompit la première ce silence.
- Heil Hitler !
Mais Franz ne répondit pas au salut nazi de son premier
amour. Enfin, il dit, doucement.
- Anna… vous n’avez pas changé… absolument pas… vous êtes
restée la même que dans mon souvenir…
- Euh… vous oui, Franz…
- En plus mal ?
- Non… je ne sais pas… mais… je vous trouve… comment
dirais-je ? Plus lointain, plus réservé, moins accessible… plus mûr sans
doute…
- Bien sûr, Anna… la guerre est passée par là…
- Rassurez-vous, cependant. Cela n’altère en rien l’image du
jeune homme que j’ai conservée dans mon cœur.
- C’était il y a longtemps Anna…
- A l’été 37… en Italie…
- Presque sept ans déjà, Anna. La vie nous a séparés.
- Vous savez, Franz, lorsque j’ai su votre nomination ici,
dans la région, j’ai été heureuse à l’idée de vous revoir… Lieutenant-colonel.
Vous avez vite monté les échelons…
- Anna, la première fois que nous nous sommes rencontrés, je
n’étais qu’un très jeune sous-lieutenant, plein d’enthousiasme, prêt à
commettre les pires bêtises pour vos jolis yeux.
- Toujours aussi charmeur je constate ? C’est votre côté
français qui resurgit.
- On ne se refait pas, Anna. Je ne vous ai pas oubliée… je ne
l’ai pu.
- M’avez-vous pardonnée ? J’avais reçu des ordres,
Franz…
- Il y a longtemps…
- Si les circonstances avaient été différentes… mais les
ordres sont les ordres…
- Je comprends… Nous avons tous des obligations auxquelles
nous ne pouvons nous soustraire.
- Oui… Nous aurions pu être heureux…
- Peut-être, Anna… mais revenons au présent… lieutenant von
Wissburg, faites-moi votre rapport… sans rien omettre…
- A vos ordres, colonel.
*****
L’entretien Franz-Anna dura plus d’une heure. Le
lieutenant-colonel, responsable de la police militaire dans le secteur, ordonna
à l’agent de l’Abwehr de conduire plusieurs enquêtes concernant différents
trafics et disparitions de médicaments et autres produits dangereux. Il n’avait
fallu à von Hauerstadt que quelques jours pour se rendre compte que quelque
chose n’allait pas dans l’intendance et le stockage de remèdes et autres
drogues. Le jeune homme se doutait de l’identité des filous mais il lui fallait
des preuves matérielles. Celui qu’il voulait acculer était plus gradé et mieux
en cour que lui.
Anna von Wissburg prit fort mal l’ordre de Franz. Afin d’éclaircir le mystère des disparitions, elle allait devoir se mettre au mieux avec le jeune et dépravé Ludwig Hans. Cela signifiait beaucoup de choses et, notamment, une grande intimité avec le SS.
L’agent secret accepta ce rôle peu glorieux mais elle en
conclut que son ancien amant ne lui avait pas pardonné le fait de l’avoir
abandonné en 1937 et de l’avoir laissé sans nouvelles. Cette mission, elle la
reçut comme un affront. Soit, elle ferait son boulot, mais, à la moindre
occasion, elle se vengerait. Franz l’ignorait encore mais il avait désormais
une ennemie redoutable, toute aussi redoutable que Gustav Zimmermann.
*****
Après le départ d’Anna von Wissburg, Franz fit revenir
Elisabeth Granier dans son bureau. L’interrogatoire qui suivit fut encore plus
serré et plus rude que le premier.
Or, pendant que le lieutenant-colonel s’occupait de
l’adolescente, les autres jeunes gens arrêtés étaient entrepris par tout le
staff de l’officier et ce, avec plus ou moins de bonheur. Antoine Fargeau et
Marc Fontane furent relaxés parmi les premiers. Mais, désormais, ils étaient
signalés en rouge sur les listes de la police allemande et étaient notés comme
asociaux, à surveiller car… zazous… Noël, Bernard, André, Fridin et Léon
restèrent quarante-huit heures en cellules. Enfin libérés, ils devaient se
présenter tous les jours à la Kommandantur. Si jamais ils se dérobaient à cette
obligation, leurs familles seraient emprisonnées et eux-mêmes traqués. Bref, le
stratagème imaginé par Antoine pour revoir Franz von Hauerstadt était lourd de
conséquences pour le groupe de résistants. Cependant, l’ex-étudiant de Cal Tech
demeurait confiant.
Mais revenons à la suite de l’interrogatoire d’Elisabeth par
le lieutenant-colonel.
- Mademoiselle Granier, plus je réfléchis à cette réunion,
plus je crois qu’elle n’était qu’un prétexte futile.
- Futile, fêter l’anniversaire de mademoiselle Lavigne ?
Vous savez, cela fait presque six ans que Carole est au service du docteur Marc
Fontane. Il fallait bien la remercier de son dévouement. Elle ne compte pas ses
heures…
- Hum… quant à ces disques de musique américaine, ils
servaient à empêcher les autres clients d’entendre des conversations suspectes.
- Quels autres clients ? Marc Fontane avait réservé la
salle rien que pour nous !
- Tiens donc, siffla Franz entre ses dents…
Se rendant compte que l’information qu’elle avait avancée
était de nature à susciter encore davantage les soupçons de son interrogateur,
Elisabeth se tut subitement. Enfin, elle jeta :
- Si nous avons mis des disques américains, c’est parce que les autres nous ennuyaient.
- Je me pose une question, mademoiselle… comment votre ami
Antoine s’est-il procuré cette musique interdite ? Sous le manteau ?
Au marché noir ? Ici, à Caen ?
- Demandez-le lui. Moi, je n’en sais strictement rien.
- Il a répondu que c’était sa mère qui les lui avait faits
parvenir depuis Paris.
- Voyez… alors, pourquoi me questionner là-dessus ?
- Le capitaine qui s’est chargé de cuisiner votre ami Antoine
n’en a pas cru un mot… du bidon… ses aveux.
- Je vous répète que j’en sais encore moins que vous…
- Mes services vont mener l’enquête sur la mère de monsieur
Fargeau.
A ces mots, Elisabeth retint de justesse un soupir. En effet,
la jeune fille croyait savoir que l’ami de Marc avait perdu sa mère deux ans
auparavant… alors, comment expliquer la possession de tels disques ? Le
marché noir… une simple hypothèse… lorsqu’elle entendit Franz proférer que
l’enquête n’allait pas s’arrêter là, elle trembla.
- Je vais demander à notre laboratoire scientifique
d’examiner de plus près ces 78 tours… enfin, ce qu’il en reste, les SS ayant
cru bon de tirer dessus et de piétiner ces galettes.
- Ah… Ce sont des disques tout à fait ordinaires, colonel.
- Nous allons nous en assurer.
Les yeux scrutateurs de Franz ne perdaient rien du trouble
qui s’était emparé de l’adolescente.
- J’ai horreur d’être pris pour un imbécile, mademoiselle
Granier… un crétin…
- Vous vous répétez, colonel…
- Pourquoi une telle musique ? Un tel prétexte ?
- Encore ? Décidément… vous ne lâchez jamais la bride…
- C’est mon métier.
- Je n’ai rien à rajouter à mes précédentes déclarations,
colonel.
- Mademoiselle, plus vous vous entêtez à essayer de me mener
en bateau, plus vous me confortez dans cette idée que vous-même et vos amis
êtes en fait des terroristes.
- Que… Quoi ? Eclata alors de rire l’adolescente.
Ecouter du jazz, vouloir s’amuser c’est être un terroriste ?
- Vous avez tort de nier ce qui est pour moi une évidence.
Avouez.
- Avouer ? Mais je suis aussi innocente que l’oiseau qui pépie dans les arbres… Je ne vois absolument pas de quoi vous voulez parler. Vous n’avez rien contre moi… rien que cette stupidité d’avoir voulu danser sur du Boogie-Woogie.
- Vous me décevez avec cet acharnement… avouez avant que je
ne décide de vous faire passer par les armes.
- Vous voulez me faire peur, là ? Vous n’avez pas
l’ombre d’un début de preuve… Je vous le dis et redis. Je n’ai rien à me
reprocher. Je n’ai pas à me défendre.
- Quel calme, mademoiselle Granier… quel sang-froid… vous
dominez parfaitement votre peur.
- Mais… je n’ai pas peur…
- Vous ne criez pas… vous restez de marbre… Vous ne sanglotez
pas… admirable !
- Criez ? Sangloter ? Mais pourquoi ? Parce
que je me suis contentée de danser sur du jazz ? Franchement, c’est
risible… je me trouve plongée dans une situation absurde…
- Vous êtes forte, mademoiselle, très forte… vous jouez à la
perfection l’innocente… Vous mériteriez que l’on vous décerne un prix
d’interprétation pour votre prestation.
- Un prix d’interprétation ? Mais je suis sincère. Toute
ma vie est un livre ouvert. Je n’ai rien à dissimuler.
- Nous allons voir cela… Je sonne mon ordonnance et j’ordonne
la mise en place du peloton d’exécution.
- Ah oui ? Vous ne m’effrayez pas, colonel. Allez…
conduisez-moi devant ce peloton… alors, on dira de moi, Rose, elle a vécu ce que vivent les roses, l’espace d’un matin.
- Bravo pour vos classiques, élève Granier ! Mais ce n’est vraiment ni le moment ni le lieu pour citer Malherbe !
- Ah ? Vous connaissez ?
- Evidemment. Stances à
monsieur Du Perrier…
Alors, Elisabeth faillit se trahir en avançant le fait
qu’elle savait que le lieutenant-colonel avait une mère d’origine française.
Son visage vira au plus beau rose.
- Mademoiselle, vous vouliez dire quelque chose…
- Euh… non…
- Mais si ! Vous souhaitez revenir sur vos
déclarations ?
- Non, vous dis-je !
- Vous espérez encore me faire perdre mon temps, dans ce cas.
- Que voulez-vous de moi ? Me transformer en petite
fille hystérique ? Prête à vous supplier de l’épargner ? N’y comptez
pas, colonel ! Jeta Elisabeth sur le ton le plus véhément qu’elle put.
- Je ne veux que la vérité. L’unique, la seule, mademoiselle.
- Moi… une terroriste ? M’avez-vous bien regardée ?
Ai-je l’air d’une Passionaria de la liberté ? en fait, je ne désire qu’une
seule chose… vivre paisiblement avec mon père et mon chien.
- Vous aviez un frère, je crois savoir…
- Euh… oui… et alors ?
- François Granier… Il travaillait dans une boutique du
centre-ville le matin et l’après-midi chez un pharmacien… il avait commencé des
études de préparateur en pharmacie…
- C’est… exact…
- Il s’est fâché avec votre père, le brigadier de gendarmerie
Michel Granier… il n’a plus donné de ses nouvelles depuis le début de l’année
1941… ensuite… il a été impliqué dans une sale histoire de terrorisme… il a été
arrêté et transféré en Allemagne… Mais… bizarrement, nos forces de police ne
font pas mention de son arrivée au camp de détention…
-Que… dites-vous ? Pâlit la jeune fille.
- Oui… votre frère se serait perdu en route… vivant… mort…
mystère…
- Comment connaissez-vous tous ces détails ? S’écria
Elisabeth hors d’elle. Suis-je sotte, bon Dieu ! J’ai oublié un court
instant qui vous étiez ! Dans votre situation et avec votre fonction, il
vous est facile de violer la vie privée des gens, des Français, que vous
maintenez sous votre joug depuis tantôt quatre années ! Pour un haut-officier allemand, pour un
lieutenant-colonel, c’est un jeu d’obtenir tous les renseignements désirés afin
de faire craquer les innocents soumis à vos interrogatoires !
- Elisabeth… Elisabeth Granier… Voulez-vous connaître le
destin de votre frère ? Ou alors m’obliger à faire comparaitre votre
père ?
- Je vous interdis de m’appeler par mon nom de baptême !
Et laissez mon père tranquille.
- Splendide ! Enfin une réaction… j’ai percé l’armure…
en touchant l’orgueil, la susceptibilité de la petite Française ! Bien…
maintenant, il est temps de vous montrer plus raisonnable…
- Tout à l’heure, vous avez évoqué le camp de détention dans
lequel mon frère aurait dû être transféré… un camp de concentration ?
- Vous connaissez le terme ?
- Guère davantage…
- Vous mentez, mademoiselle.
- Des bruits courent… sans plus… mais ils ne peuvent être
vrais…
- Je…
- Mais… c’est vous qui êtes troublé maintenant… vous devenez
affreusement pâle… que vous arrive-t-il ?
- Un peu de fatigue… le manque d’air et de sommeil… Je
travaille dur…
- Là, c’est vous qui mentez…
Alors que Franz respirait de plus en plus difficilement, sa
main essayant d’ouvrir un tiroir de sa table secrétaire, Elisabeth s’était
levée et, malgré elle, s’avançait et se penchait sur l’officier. Ainsi, elle
l’entendit distinctement murmurer :
- Je… j’étouffe…
- Il faut appeler un médecin… vite…
- Le… major von First… non… trop long…
- Que faire ?
- Dans ce tiroir… ouvrez-le… celui à votre droite…
Elisabeth obéit.
- Je vois une seringue et une petite fiole…
- Bien… remplissez la seringue avec le liquide de la
bouteille…
- De quelle drogue s’agit-il ? Non… c’est de l’adrénaline…
- Vous… allez me faire une piqûre… directement dans le muscle
cardiaque… vite… dépêchez-vous…
- Euh… oui… Marc m’a montrée comment faire des piqûres…
Ne se posant aucune question, transformée en automate, la
jeune fille défit la vareuse militaire et ouvrit la chemise du jeune homme…
puis, d’une main qui tremblait à peine, elle fit l’injection.
Ensuite, au bout de quelques secondes d’angoisse, voyant que
le lieutenant-colonel recouvrait une certaine contenance, elle murmura :
- Je… ne… savais pas que vous étiez cardiaque…
- En fait, non… je fais de l’arythmie depuis l’an passé… depuis
la Russie… à la suite d’une vilaine blessure… au cœur…
- Je suppose que ce n’est pas votre première alerte…
- Effectivement, mademoiselle Granier, répondit Franz
doucement.
Se redressant, il se rassit plus confortablement sur son
siège.
- Vous venez de me sauver la vie, mademoiselle Elisabeth… je
ne l’oublierai jamais… Je ne poursuivrai pas cet interrogatoire absurde. Vous
êtes libre…
- Vraiment ? Il ne s’agit pas là encore d’un de vos
trucs pour me faire parler ?
- Non… quelle pensée stupide !
- Vos accusations étaient ridicules, colonel…
- Oui… mais… c’est fini. Je ne vous inquièterai plus. Promis…
quant à vos amis, je donnerai l’ordre de les relâcher eux aussi.
- Y compris mademoiselle Lavigne ?
- Y compris… Je m’arrangerai avec mes supérieurs… et avec le
Standartenführer…
- Je vous en suis reconnaissante, colonel.
- En contrepartie, puis-je vous demander quelque chose ?
- Ah ! Evidemment, il existe une contrepartie…
- Ce n’est pas… ce que vous croyez, mademoiselle Granier…
tout d’abord… gardez le silence sur cet incident.
- Euh… oui, bien sûr… Personne ne sait que vous êtes si
fragile ?
- Si… malade ? Mon ordonnance le lieutenant Schiess… et
le major von First…
- Ensuite, colonel ?
- Eh bien, je désirerais une faveur de votre part…
- Faveur ? Laquelle ?
- Celle de vous revoir en dehors de ces sinistres locaux.
D’accord ?
- Je ne puis refuser, colonel… je le sais bien… vous avez mon
adresse. Alors, venez à la maison lorsque vous aurez du temps libre…
- Mais…
- Je vous rappelle que je suis mineure… enfin… vous
comprenez…
- Jamais je ne me permettrais des privautés, mademoiselle
Granier… jamais… je vous verrai en présence de votre père si cela peut vous
rassurer…
- Vous me le jurez, colonel ?
- Mais… oui, mademoiselle… dans ma famille, on sait se
conduire, je vous l’affirme…
- Votre titre de noblesse… vous êtes comte…
Franz eut le bon goût de ne pas relever ce que l’adolescente
venait de trahir. En fait, elle en savait beaucoup plus sur lui, Franz von
Hauerstadt, qu’elle n’était prête à l’admettre.
- Je puis donc
partir ?
- Bien sûr.
- Vous vous sentez mieux ? Réellement ?
-Cela ira… Vous savez, mademoiselle Elisabeth, ce n’est pas facile pour moi d’être un officier ennemi, un Allemand… pas facile du tout !
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